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lité pour premier principe et pour symbole. Il faut donc que tous ceux de nos contemporains qui veulent créer ou assurer l’indépendance et la dignité de leurs semblables se montrent amis de l’égalité, et le seul moyen digne d’eux de se montrer tels, c’est de l’être: le succès de leur sainte entreprise en dépend. Ainsi il ne s’agit point de reconstruire une société aristocratique, mais de faire sortir la liberté du sein de la société démocratique où Dieu nous fait vivre[1]

Nous n’entrerons pas dans le détail des moyens que l’auteur indique comme propres à faire vivre ensemble la liberté et la démocratie. Il suffit de reproduire sur ce grave sujet quelques lignes qui résument l’esprit de la politique d’Alexis de Tocqueville :


« Fixer au pouvoir social des limites étendues, mais visibles et immobiles, donner aux particuliers de certains droits et leur garantir la jouissance incontestée de ces droits, conserver à l’individu le peu d’indépendance, de force et d’originalité qui lui restent, le relever à côté de la société et le soutenir en face d’elle : tel me paraît être le premier objet du législateur dans rage où nous entrons.

« On dirait que les souverains de notre temps ne cherchent qu’à faire avec les hommes des choses grandes. Je voudrais qu’ils songeassent un peu plus à faire de grands hommes, qu’ils attachassent moins de prix à l’œuvre et plus à l’ouvrier, et qu’ils se souvinssent sans cesse qu’une nation ne peut rester longtemps forte quand chaque homme y est individuellement faible, et qu’on n’a point encore trouvé de formes sociales ni de combinaisons politiques qui puissent faire un peuple énergique en le composant de citoyens pusillanimes et mous[2]. »


Appelé en mars 1839 à la chambre des députés par les électeurs du département de la Manche et de l’arrondissement de Valogues, Alexis de Tocqueville s’y montra constamment l’homme de ses doctrines. Il y arrivait, comme il le disait lui-même dans un de ses premiers discours, étranger à tout engagement et à tout esprit de parti; s’il inclina de plus en plus vers l’opposition, c’est que sur la base étroite qui portait la monarchie de juillet il voyait s’établir insensiblement des habitudes politiques et des procédés de gouvernement qu’il considérait comme très dangereux pour la conservation de cette monarchie, car il était très désireux de conserver, en élargissant sa base, ce gouvernement monarchique, démocratique et représentatif, qui, dans l’état présent de la France, lui paraissait le plus propre à résoudre le problème social tel que lui-même l’avait posé, et très préoccupé aussi de la crainte qu’une révolution nouvelle ne vînt remettre en question toutes les conquêtes de la liberté. C’était précisément cette crainte incessante d’une révolution nou-

  1. De la Démocratie en Amérique, t. IV, p. 322.
  2. Démocratie en Amérique, t. IV, p. 335.