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rait absolument impraticable dans les conditions ordinaires du travail industriel. Il faut d’abord retrancher de l’alimentation la viande et le vin, qui n’y figurent qu’exceptionnellement; il faut en retrancher la plupart des légumes, qui viennent mal sur ces froids plateaux. Otons-en pour la même raison les fruits, qui sont ailleurs d’un si grand secours pendant une partie de l’année à la population laborieuse. Au moins, dira-t-on, l’ouvrier de Septmoncel a-t-il du pain de bonne qualité? Cela n’est pas possible dans un pays où l’on récolte si peu de blé. Les familles se contentent communément d’un pain d’orge et d’avoine, qu’on désigne sous le nom d’orgé, quoique ce soit la farine d’avoine qui y domine. La pâte ainsi formée ne fermente et ne cuit que difficilement. Ce pain serait insupportable pour des estomacs qui n’y seraient pas dès longtemps accoutumés. Qu’il soit très noir, cela va sans dire, mais de plus il a la propriété d’absorber aisément l’humidité et de moisir vite. Telle est pourtant la base de l’alimentation populaire, à laquelle s’ajoutent les pommes de terre et le laitage; encore le lait qui se consomme, ce n’est pas le lait avec tous ses élémens nutritifs, mais seulement le résidu que laisse la fabrication du fromage, pratiquée partout, comme on sait, dans les montagnes du Jura. Ainsi appauvri, le lait offre encore l’avantage de former un excellent préservatif contre la maladie occasionnée par le maniement de la roue de plomb. Quant aux fromages du pays, on vend pour le dehors tous ceux qui sont susceptibles de se conserver, et on ne garde qu’un produit de qualité très inférieure. On est tellement fait à ce genre de vie que, loin de songer à s’en plaindre, on y puise volontiers à l’occasion un sujet de plaisanterie. Il m’a été raconté que, quelques mois avant ma visite, un personnage officiel de l’arrondissement de Saint-Claude, nouvellement arrivé de Paris, visitait le plateau de Septmoncel, pendant une belle après-midi d’été, en assez nombreuse compagnie. Comme des dames, qui faisaient partie de l’excursion, complimentaient un vieillard presque octogénaire sur la conservation et la beauté de ses dents : « Ah! leur répondit-il, vous verrez toujours parmi nous des dents fort belles; nous avons pour les conserver un secret infaillible, qui, si l’on voulait s’en servir à la ville, aurait bientôt ruiné tous les dentistes. » Il s’en fut alors chercher dans sa huche un morceau de son pain d’avoine, qu’il leur présenta comme le précieux talisman.

On sera frappé du contraste entre cette vie si dure des lapidaires du Jura et l’existence luxueuse que leur révèle l’industrie même qui les fait vivre. Ce n’est pas que l’on puisse ici opposer les deux extrêmes, luxe et misère ; mais on ne saurait sans émotion considérer ces habitudes âpres et sévères au milieu d’un travail qui a pour objet essentiel de subvenir aux fastueuses manifestations du super-