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fermeté, aux partis une consistance qu’ils ne peuvent guère prendre sur un sol comme le nôtre, tant de fois remué et rasé. Le novateur avait un sentiment plus juste de la mobilité ondoyante du flot démocratique. La presse de Carrel d’ailleurs, austère et un peu chagrine, ne sortait guère du cercle étroit des passions et des idées morales. L’autre presse, plus avenante et d’un esprit plus ouvert, devait comprendre plus aisément la place que les intérêts matériels tiennent dans la vie et dans le progrès des sociétés modernes. Tandis que l’une restait au pied de la tribune, l’autre ne devait pas faire difficulté d’entrer à la Bourse. Ainsi, dans le champ clos de Saint-Mandé, celui des deux champions qui comprenait sous son jour non pas le plus beau, mais le plus vrai, l’avenir de la démocratie nouvelle n’était pas le plus républicain. Il faut ajouter pourtant, pour compléter la bizarrerie du rapprochement, que ce n’était pas celui qui devait contribuer le moins efficacement à l’avènement de la république.


II.

On a vu ce qu’était Carrel : un libéral de nature, un républicain de circonstance, plus en sympathie sur bien des points avec le parti qu’il combattait qu’avec celui qu’il avait adopté. Cette situation, fausse en soi, qui diminuait son autorité, prête pourtant à ses écrits un genre d’intérêt particulier. D’ordinaire en effet les chefs de parti politique, engagés dans la vivacité de la lutte, parlent plus à leurs soldats pour les animer qu’à leurs adversaires pour les convertir. Sous l’empire d’une conviction très forte qui les pousse en avant vers leur but, ils ne perdent pas beaucoup de temps à lever des scrupules ou à réfuter des objections; ils ne discutent pas leurs idées, ils les imposent. Une partie de leur force vient précisément de ce qu’ils ne soupçonnent pas que, sans quelque faiblesse de cœur ou d’esprit, on puisse penser autrement qu’eux. De là aussi peu de profit que d’agrément à tirer de leurs écrits pour ceux que n’enflamme pas le même zèle. A côté d’eux, on se sent méprisé si on doute, et malmené si on réplique. Les écrits de Carrel au contraire ne sont qu’une discussion constante. Averti par ses propres incertitudes de la crainte vague que l’étiquette de son parti inspirait à l’auditoire qu’il voulait convaincre, connaissant, pour s’y être longtemps arrêté lui-même, les difficultés qui pouvaient empêcher son idéal républicain de passer à la pratique, c’est à dissiper tous ces nuages qu’il s’applique sans relâche. Il répond à toutes les objections qu’on peut lui faire, disons mieux, à celles qu’il se fait à lui-même, et ce sont ces réponses qu’il est curieux de comparer avec celles que les événemens nous ont faites. A chaque page qu’on lit,