Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A quoi bon d’ailleurs effrayer Pichichia? Il suffisait de lui faire savoir que son cher Pepe était de ce monde, et ne l’oubliait point. Je pris donc le parti d’écrire, et d’envoyer ma lettre à Manafrasca par le fattore de M. Neri.

Rassuré sur le compte de mon amoureux, je me relançai à pleines voiles dans l’admiration de Florence. Au tocco[1], j’étais en face de la belle statue d’Auguste, qui orne le vestibule des Uffizi. Après une journée passée en compagnie de Raphaël, du Corrège, d’André del Sarto, de Titien, de Giorgione et des vieux maîtres florentins, je gagnai les quartiers populaires qui s’étendent derrière le Palazzo-Vecchio, autour de la Radia, la plus antique église de Florence, et dans la direction du carrefour de Santo-Ambrogio. Je revenais par le Borgo degli Albizzi, m’arrêtant de temps à autre pour considérer l’architecture de l’un des vieux palais dont le Corso est bordé, lorsque je vis arriver à moi une femme couverte de poussière, pieds nus, essoufflée, le corps penché en avant, les traits du visage tirés et contractés comme par un suprême effort. C’était Pichichia. Aussitôt qu’elle me reconnut, elle retrouva la force de courir vers moi.

— Ah! c’est Dieu qui vous envoie, s’écria-t-elle. Vit-il encore?

— Certainement. Il est sauvé. Je l’ai vu ce matin.

Benedetta sia la santissima Vergine ! dit-elle en levant les yeux au ciel avec l’expression d’une profonde et touchante reconnaissance.

Puis, redescendant sur la terre : — Où est-il? Je veux le voir tout de suite.

— Cela est impossible. On ne vous laissera pas entrer à l’hôpital à cette heure. Vous verrez Pepe demain.

— Non, non; je veux le voir tout de suite, reprit-elle avec énergie, et comme si elle n’avait qu’à commander.

— Cela ne se peut, répétai-je à Pichichia; mais tranquillisez-vous. Je l’ai vu.

Quelle était sa maladie, s’il était bien changé, comment ce malheur était arrivé, il fallait tout lui apprendre à la fois. Et elle revenait sans cesse, avec cette opiniâtre ténacité propre aux paysans de tous les pays, sur le désir d’entrer immédiatement à l’hôpital. J’eus beaucoup de peine à lui persuader qu’elle ne réussirait à fléchir le portier ou le directeur, ni par ses prières, ni par ses supplications, lors même qu’elle leur confierait son amour pour Pepe et l’amour de Pepe pour elle. A dire vrai, je n’en vins pas à bout. Je ne m’en tirai qu’en lui répétant à satiété que l’émotion d’une entrevue inopinée ferait beaucoup de mal au convalescent.

  1. Le coup d’une heure.