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Je ne sais si elle aurait répondu à ma question, mais je l’avais à peine lancée que les cris de Chichia, Chichia, partirent de la galerie du casotto. Sa mère réclamait son aide à la cuisine. Elle y courut, et j’en fus pour mes frais de curiosité. Ce qui me faisait penser cependant que je n’attendrais pas longtemps la réponse de Pichichia, c’est que depuis la veille la jeune fille semblait chercher l’occasion de se trouver sur mon passage, et s’était deux ou trois fois approchée de moi comme une personne qui a quelque chose à dire, mais qui ne sait comment s’y prendre pour commencer ou qui hésite encore à entamer un sujet délicat. Ces velléités de confidence s’étaient manifestées depuis le soir où j’avais annoncé mon prochain départ pour Florence. J’en étais venu en effet à regarder comme au-dessus de mes forces la tâche que je m’étais imposée en m’installant au casino de M. Neri. J’étais bien arrivé à découvrir qu’au point de vue agricole la Toscane se peut diviser en trois zones : celle des plaines ou des céréales et du maïs, celle des collines ou des vignes et des oliviers, celle des montagnes ou des châtaigniers; mais je craignais, non sans raison, d’avoir déjà été devancé dans ce champ d’observations trop générales. Quant aux observations particulières, grâce à la complaisance de Cardoni, j’avais bien réussi à chiffrer tant bien que mal la quantité et la valeur moyenne des produits de son podere, ainsi que le montant approximatif des dépenses personnelles de la famille; mais, dans le calcul de ses frais d’exploitation et de ses recettes fictives, je me croyais sans espoir de salut, et j’avais le courage de me l’avouer. Il ne me restait plus dès lors qu’à abandonner la partie et à regagner la ville.

Le soir même du jour où j’avais plaisanté Pichichia sur sa dévotion à la madone de la grand’ route, je la rencontrai comme j’allais faire une dernière visite au casotto. Elle venait à ma rencontre à pas comptés. Dès qu’elle m’aperçut, elle s’arrêta, et, au moment où je la joignais, elle me dit en baissant les yeux et d’une voix hésitante : — Vos’ signoria,... il fait bien beau ce soir.

Évidemment ce n’était pas pour me parler du temps que Pichichia était venue au-devant de moi.

— Qu’y a-t-il ? repris-je pour briser la glace. Qu’avez-vous à me faire savoir?

Vos’ signoria est si bonne... Voudrait-elle bien...? Vos’ signoria part pour Florence, n’est-il pas vrai?

— Oui, dès demain. Je vais de ce pas remercier vos parens et leur dire adieu.

— Ah! je suis bien inquiète! reprit-elle en faisant un effort suprême pour vaincre son hésitation. Il y a plus de quinze jours qu’il n’est venu à Manafrasca.