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qu’elle n’est pas légitimée par le titre. Deux propriétaires, l’un titulaire et l’autre effectif, ne peuvent que se nuire mutuellement. L’incertitude et l’équivoque en matière de droit amènent naturellement le malaise, les empiétemens d’un côté, une ombrageuse susceptibilité de l’autre. Les collisions sont également à craindre de l’antagonisme des intérêts et du contact perpétuel des personnes qui les représentent. »

Il peut sans doute paraître séduisant de créer d’un seul trait la petite propriété sur une large base, en rendant propriétaires d’une maison et d’un enclos plusieurs millions de paysans ; mais, outre que cette prétendue propriété n’est que nominale, conditionnelle, subordonnée à un rachat souvent impossible, serait-elle un présent vraiment avantageux pour ceux qui la recevraient ? « Non, » répond l’écrivain russe. Il emprunte à ce sujet de nombreuses citations aux études sur l’Économie rurale de l’Angleterre qui ont paru dans la Revue il y a quelques années ; nous ne pouvons donc qu’appuyer des conclusions si conformes à nos propres idées. La petite propriété est utile et respectable dans les pays où elle existe naturellement, anciennement ; mais-il est plus que douteux qu’il y ait profit à la créer de toutes pièces là où elle n’existe pas. « La possession de la terre sans un capital équivalent, dit avec raison l’auteur, est le fléau de la classe agricole. » Cette vérité trouve surtout son application dans un pays où la population rurale s’est déjà développée à l’excès, et nous avons vu que, malgré les apparences contraires, une grande partie de la Russie est dans ce cas. La petite propriété devient alors, comme le servage, un double fléau, en ce qu’elle retient la population rurale là où elle surabonde, et qu’elle l’empêche de se porter là où elle fait défaut.

Les faits montrent clairement quels sont les besoins de l’économie rurale en Russie. D’un côté, la culture des grains d’hiver et de printemps occupe les deux tiers des terres arables ; de l’autre, le dixième. Ici la terre se repose un an sur trois, là neuf ans sur dix. Dans les pays à grands pâturages, l’engrais se perd inutilement ; dans les pays d’assolement triennal, il manque. Il faut donc augmenter les jachères sur certains points et les réduire sur d’autres, ici rapprocher la céréale de l’engrais, et là l’engrais de la céréale ; d’un côté fournir plus de terre au travail, et de l’autre plus de travail à la terre. Les petites propriétés forcées", les baux perpétuels, toutes les combinaisons qui nuisent à la liberté des transactions, ne peuvent que contrarier le mouvement naturel vers une meilleure proportion, et par conséquent nuire au progrès agricole. Mieux vaut, dans leur propre intérêt, faire des paysans des fermiers aisés que des propriétaires obérés : leur travail en sera plus productif, et par conséquent leur condition meilleure.

Supposons qu’une famille de paysans composée de cinq personnes ait besoin pour vivre de 20 hectolitres de tous grains, à raison de 4 hectolitres par tête. Si vous lui concédez une jouissance de 3 hectares, dont partie en toute propriété et partie en bail perpétuel, ce qui est en effet la proportion indiquée, voici ce qui arrivera : le sol continuera à être soumis à l’assolement triennal ; un hectare sera tous les ans semé en seigle, un hectare en grains de printemps ; à raison de 6 hectolitres à l’hectare, semence déduite, moyenne actuelle du rendement en Russie, la famille n’aura à consommer que 12 hectolitres, il ne lui restera rien pour la redevance, et le sol