Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour relever les beautés d’une œuvre ou pour en accuser les faiblesses. Tel tableau manque, il est vrai, de « substance» dans le coloris; mais quel « suc généreux » dans la touche! Tel autre vous semble un peu « acide, » laissez venir « l’émail et la cuisson du temps. » — On a dit que la peinture n’était que de la morale construite. A en juger par la façon dont beaucoup de gens la comprennent et en parlent, cette morale-là aurait au moins de singulières affinités avec le sensualisme.

Un écrivain d’un rare, talent, mais qui a usé jusqu’à la limite extrême du droit d’emprunter à la réalité technique des images et des formes d’expression, M. Théophile Gautier, est le fondateur et le patron de cette secte, dont les adhérens se rencontrent ailleurs que dans le domaine de la presse. Il arrive souvent que, pour analyser le mérite des tableaux qu’il possède, un curieux ait recours à l’idiome pittoresque en usage dans quelques feuilletons, que pour écarter tout soupçon d’inexpérience ou d’inclinations bourgeoises, d’honnêtes gens vous jettent à la tête, comme des preuves de haute indépendance et de savoir, les mots dont ils ont fait provision dans le commerce des initiés : bien faux calcul assurément, car ce que les artistes appellent le goût bourgeois n’est autre chose que l’incapacité de sentir, et c’est un mauvais moyen d’éviter un pareil reproche que de se réfugier dans l’imitation du sentiment ou du langage d’autrui. Tel homme croit s’isoler du vulgaire en proclamant son enthousiasme pour les nymphes de M. Diaz, qui ne fait que continuer sous une autre forme les admirations conventionnelles de ses devanciers. Il y a quarante ans, le même homme se fût extasié d’aussi bonne foi, et pour des raisons tout aussi plausibles à ses yeux, devant les portraits de Kinson et les intérieurs de Drolling. Soyons juste toutefois : le pédantisme banal de ces disciples d’un art tout matériel nous semble moins déplaisant encore que l’appareil scientifique étalé par certains rhéteurs pittoresques. Ceux-ci, à force de vouloir réglementer la critique, l’immobilisent dans les termes de la scolastique. A force de prendre les choses de haut et d’ennoblir tout ce qu’ils touchent, ils en viennent à parler sur le même ton de la Vénus de Milo et d’une scène d’estaminet; ils jugent d’une toile où se voient une mare et des canards en vertu des lois que leur ont révélées les œuvres de Phidias et de Raphaël. De là ces étranges rapprochemens de noms propres, ces abus de mots, ces jactances pédagogiques qui sont quelquefois à la vraie langue de l’art ce que le latin des médecins de Molière est à la langue de l’érudition. Eh! que n’essaie-t-on vraiment de parler comme tout le monde? On y gagnerait des deux côtés. On serait mieux compris sans doute, et peut-être aussi se comprendrait-on mieux soi-même, parce qu’au lieu de se payer de termes abstraits, de locutions convenues et de phrases toutes faites, on serait forcé de se rendre compte d’abord de ses pensées et de savoir exactement ce qu’on veut dire.

Que l’on ne nous accuse pas toutefois de n’être attentif qu’aux écarts de la critique et de passer systématiquement le bien sous silence pour nous donner raison à peu de frais. Il y aurait autant de maladresse que d’injustice à ne pas rappeler au moins les hautes et profitables leçons que pendant bien des années les artistes et le public ont reçues ici même de la plume austère de M. Gustave Planche. Les travaux excellens et malheureusement