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Nous avons dit que M. Silvestre, d’ordinaire si avare de louanges, s’en montrait prodigue envers M. Delacroix, qu’il proclame sans hésiter « le plus grand artiste du XIXe siècle. » On peut douter que M. Delacroix, chez qui la rectitude du jugement et l’esprit sont à la hauteur du talent, subisse patiemment un pareil éloge, et qu’il s’accommode de cette place à part dans un siècle qu’ont illustré, entre autres maîtres, David, Gros, Prud’hon et Géricault. A Dieu ne plaise que nous marchandions nos hommages à l’un des peintres qui honorent le plus notre temps et notre école! Mais autant nous craindrions de méconnaître ce qu’il y a dans ses œuvres de puissance pathétique, d’éclat et de science à certains égards, autant nous nous sentirions injuste, si nous refusions d’y voir des imperfections tout aussi réelles que les beautés, si nous confondions dans une admiration banale les défaillances et les témoignages de force, les splendeurs ou les délicatesses du coloris et les intentions que la main n’a pas su complètement définir. M. Delacroix, nous dit M. Silvestre, se plaignait un jour « d’être depuis plus de trente ans livré aux bêtes. » Quant à nous, dont le respect est sincère pour ce grand talent, nous le plaignons d’être livré trop souvent à des panégyristes que l’esprit de système inspire au moins autant que l’admiration naïve; nous le plaignons en particulier d’avoir été, dans l’Histoire des Artistes vivans, exalté aux dépens d’un autre talent qui commande la vénération entre tous, et d’avoir ainsi servi de prétexte à des paradoxes sans frein, à des agressions sans excuse.

Nombre de fois sans doute la critique a rapproché l’un de l’autre les noms de M. Ingres et de M. Delacroix. Quelle que soit l’immense dissemblance entre les principes que ces noms résument, la célébrité des deux maîtres, leur situation de chefs d’école et l’influence qu’ils exercent à ce titre, tout explique et jusqu’à un certain point justifie l’habitude presque générale aujourd’hui de mettre en regard leur mérite respectif et leurs travaux. Il n’est guère d’écrit sur l’art contemporain qui ne débute ou ne se termine par ce parallèle obligé ; mais si opposés qu’en soient les résultats, si erronés qu’ils puissent paraître suivant les croyances ou les prédilections de chacun, la comparaison se poursuit d’ordinaire sur le ton de déférence que comporte un pareil sujet. L’écrivain le plus pieusement épris de la sévérité de la ligne et du style n’aurait garde de fermer les yeux aux qualités qui distinguent le peintre des Femmes d’Alger, de Médée, d’Hamlet et de tant d’autres scènes brillantes ou terribles; l’apôtre le plus ardent de l’expression dramatique, des hardiesses ou des séductions du coloris n’oserait refuser de s’incliner devant la majesté de pensée et de dessin que respirent, entre autres beaux ouvrages, le Virgile et le Vœu de Louis XIII, l’Apothéose d’Homère et le Martyre de saint Symphorien. La méthode adoptée par M. Silvestre est donc d’un radicalisme esthétique appartenant en propre à l’écrivain. Non-seulement M. Silvestre n’admet pas qu’on puisse raisonnablement opposer un rival à M. Delacroix, mais si par impossible il fallait désigner quelqu’un, à ses yeux le premier venu conviendrait mieux que M. Ingres pour cet office.

A quoi se réduit en effet l’habileté du prétendu maître? « A une certaine manière suave d’étendre la couleur et d’établir sur la toile l’homogénéité de la pâte, à l’exemple de Raphaël et d’André del Sarto; mais un homme