Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/20

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans les lettres une réputation et des ressources que la vie des camps ne pouvait plus lui promettre, il expliqua lui-même les motifs de son malentendu avec une netteté fine et franche qui ne fit pas moins d’honneur à son esprit qu’à son caractère. Dans un article inséré par la Revue française et très remarqué dès lors comme la révélation d’un talent rare, il jugeait déjà en historien les événemens où lui-même il s’était lancé en étourdi. Il y analysait d’une façon piquante les dispositions du peuple espagnol et celles de l’armée française, et il faisait comprendre à merveille comment il y avait eu, dans cette brillante échauffourée, entre les vainqueurs et les vaincus une sorte d’émulation d’indifférence pour le sujet même de la guerre, et comment un peuple qui ne tenait guère à sa révolution se l’était laissé enlever presque sans mot dire par une armée qui ne tenait pas beaucoup plus à la lui prendre. Le contraste, la bigarrure des divers sentimens qui animaient les officiers français entrant en Espagne, donnaient lieu, chemin faisant, à des portraits de genre qui sont des chefs-d’œuvre. Le vieil artilleur de l’armée du Rhin braquant ses canons contre les cortès, tout en maugréant contre la royauté; les jeunes rejetons des vieilles races marchant à la croisade pour Dieu et pour le roi, tout en empruntant l’air martial des soldats de la garde impériale et le style des proclamations de Napoléon; les généraux de la république convertis en courtisans et s’essayant à parler d’Henri IV et du panache blanc avec une émotion qu’ils finissent eux-mêmes par croire sincère, tous ces types, fortement dessinés, passent devant les yeux avec une franchise d’allures qui ne permet pas de douter de la ressemblance. Armand Carrel eut même le mérite de distinguer ici et de dépeindre le premier un caractère alors tout nouveau dans notre armée, mais qui depuis a fini par effacer tous les autres : c’est celui de l’officier fils de ses œuvres, dénué de préjugés tout aussi bien que de parti, ne connaissant d’autre opinion que sa consigne et ne nourrissant d’autre espoir que son avancement, race d’hommes modeste, sobre, dévouée, mais ayant fait une fois pour toutes le sacrifice de toute pensée personnelle sur les affaires de son pays, prête en un mot à donner sa vie sans savoir et même sans se demander pourquoi.

Il fallait sans doute une rare vivacité d’imagination chez un jeune homme pour se représenter aussi nettement ce qui s’était passé au corps de garde et ce qu’on avait dit au bivouac pendant ces nuits où lui-même il errait dans les montagnes de Catalogne en aventurier de guérillas; mais ce qui frappe le plus dans ce morceau remarquable, c’est la sincérité de l’hommage rendu à la modération du généralissime qui avait su faire sortir de l’équilibre de tant de sentimens contradictoires l’unanimité de l’obéissance. Il y avait dans