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de ses produits, et puisse les vendre sur le marché le plus avantageux. Mais, dit-on, c’est dans l’intérêt du consommateur, et le public s’en trouvera bien. En supposant qu’il en fût ainsi, ce ne serait pas une raison suffisante; ce serait une maxime bien dangereuse que, sous le prétexte de l’avantage qu’y trouverait le public, on pût empêcher une classe de citoyens d’user des droits et des facultés que les lois fondamentales accordent à tous. Ce que l’on ferait dans ce genre serait une expropriation sans indemnité, et le principe en matière d’expropriation, c’est qu’elle ne peut être autorisée que moyennant une juste et préalable indemnité. Le fait de fouler aux pieds des droits individuels, sous prétexte d’intérêt public, est réprouvé par l’esprit de la civilisation et de la législation modernes. Au reste, ici, l’utilité publique n’existe pas, par plusieurs motifs.

Et d’abord, en prévision des temps de grande cherté, l’important est de se ménager des réserves; or, encore un coup, le moyen d’obtenir ce résultat si désirable est de laisser la production du blé prendre, en vue de l’exportation, un accroissement dont nous serons les premiers, sinon les seuls, à profiter dans ces époques difficiles, pour ne pas dire calamiteuses. En second lieu, ne perdons pas de vue le nouvel ordre de choses qui, depuis 1846, tend à s’établir parmi les peuples civilisés pour le commerce et la circulation des grains, et qui est déjà à demi constitué. C’en est fait du régime dont la devise était : chacun pour soi! où chacun s’efforçait de vivre sur lui-même, où non-seulement chaque état, mais aussi chaque province, chaque vallée, chaque canton trouvait très mal que le blé sortît de ses limites. Ce système des approvisionnemens locaux, qui ne contribuait pas peu à déchaîner sur les populations le fléau de la famine, a fait son temps. Depuis sir Robert Peel, l’unité du marché, pour le monde civilisé, en prend la place; le sentiment de la solidarité des intérêts, qui fait de rapides conquêtes, et une meilleure entente de l’intérêt de chacun ont déjà décidé presque tous les états à modifier leur législation dans ce sens.

Rester de propos délibéré en dehors de ce grand mouvement, ou, ce qui est bien plus grave, s’en retirer après qu’on y était entré, pour s’isoler de nouveau dans le système des approvisionnemens réservés, serait une faute qu’on serait exposé à payer cher, pour peu que l’étranger fût en humeur d’user de réciprocité, et l’on sait si, en matière de législation commerciale et de tarifs douaniers, on n’est pas enclin à s’appliquer les uns aux autres la loi du talion.

Le troisième volume de l’Enquête contient sur ce sujet des renseignemens bons à méditer. Il résulte en effet des relevés statistiques dont ce volume est composé que, toutes les fois que l’Europe occidentale a une mauvaise récolte, le prix des grains éprouve un