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manières de disposer d’elle sans son aveu, et de la faire voyager au gré des passions et des fantaisies de chacun ; elle préfère rester sur le sol et sous la latitude où Dieu l’a placée. Armand Carrel et sa petite troupe s’étaient très sincèrement figuré qu’à l’aspect des couleurs de la république et de l’empire tous les régimens français se débanderaient et passeraient de leur côté. A leur justification, il faut dire que c’était aussi la crainte de plus d’un sage politique d’Europe. Jamais déception ne fut plus complète. Les émigrés révolutionnaires eurent beau arborer sur leur shako l’aigle et la cocarde tricolore, ils eurent beau copier dans le moindre détail l’uniforme de la vieille garde; le poète national par excellence, Déranger, eut beau remplir leurs poches de chansons destinées à faire faire demi-tour aux troupes françaises sur le champ de bataille : l’armée française, qui n’aimait guère le drapeau blanc et qui se souciait assez peu de Ferdinand VII, resta fidèle à l’idée simple sans laquelle depuis longtemps il n’y aurait plus de France; elle consulta son devoir et non ses goûts, et ne déserta pas son poste. Armand Carrel, pris presque sans coup férir les armes à la main contre son pays, rentra en France coupable juste du même crime que M. de Sombreuil et réduit à invoquer le bénéfice des mêmes circonstances atténuantes.

Heureusement pour lui ce ne fut pas devant le même tribunal. Bien que traduit devant un conseil de guerre (et l’on ne peut guère douter en bonne conscience que ce ne fût la juridiction compétente pour le fait), Armand Carrel n’y comparut point sans être aidé par des avocats éclairés, et soutenu par le concours d’une publicité bruyante. Il y eut jugement, révision, cassation, tous les recours en un mot et tous les délais d’une justice bienveillante, qui, surtout en matière politique, où les passions s’éteignent si vite, équivalent à l’acquittement et d’ordinaire le préparent : à quoi il faut ajouter, d’après le témoignage de M. Littré lui-même, que le procès tout entier ne fut qu’un simulacre, vu que la grâce était promise dès le premier jour par le baron de Damas, devenu ministre de la guerre. Les choses, il en faut convenir, étaient menées plus rondement à Quiberon, et le général Hoche, d’une âme aussi humaine que le baron de Damas, n’aurait point osé faire les mêmes promesses à ses prisonniers.

Il faut croire que dans les longs ennuis de quelques mois de prison que ne troublait aucune crainte pour sa sécurité personnelle, Armand Carrel eut le loisir de réfléchir tout à l’aise sur les causes qui avaient fait échouer d’une façon presque ridicule l’entreprise pour laquelle il venait d’entamer sa bonne renommée et de sacrifier sa carrière; car, rendu peu après à la liberté et réduit à chercher