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ces âmes les effets de l’opium; elles rêvent tout éveillées, et ne se sentent pas plus responsables de leurs actions que le mangeur d’opium ne se sent responsable de ses rêves. Cette somnolence cependant n’est pas si complète qu’elle ne puisse céder à l’aiguillon de la vanité et aux émotions agréables de l’impertinence. Tel était Charles Forrester. Il ne lui suffisait pas de triompher, il fallait qu’on sût qu’il triomphait; il ne lui suffisait pas de l’emporter sur un adversaire, il lui fallait offenser cet adversaire. A quoi lui aurait-il servi d’être préféré à un rival, s’il n’avait pas eu le plaisir de dire à ce rival qu’il le méprisait, et qu’une partie de son bonheur consistait dans les tortures qu’il lui causait? L’aimable étourdi paya cher ses impertinences. Il aimait une jeune fille fiancée contre son gré à un Écossais d’un tempérament sombre et jaloux, d’un caractère concentré et vindicatif. Charles Forrester ligua contre lui tous ses amis; le malheureux était déjà haïssable aux yeux de sa fiancée, ils le rendirent ridicule. Ils n’oublièrent rien de ce qui pouvait lui faire sentir non-seulement qu’il n’était pas aimé, mais qu’il ne méritait pas d’être aimé. Au bout d’une semaine de ce supplice, comme l’Ecossais ne lâchait pas prise, Charles Forrester enleva Isabelle Raymond, et se réfugia avec elle sur le continent, où leur mariage fut célébré. Depuis ce temps, ils avaient vécu dans l’insouciance la plus complète au milieu des plaisirs de Paris et des magnificences des villes d’Italie; Ils n’apercevaient pas derrière eux le spectre de l’Écossais Bruce, qui les poursuivait partout comme la vengeance, guettant le lieu et l’heure propices. Un soir Charles Forrester fut trouvé mort dans la campagne romaine. L’assassin avait fui, et il fut longtemps impossible de le découvrir; mais dès le premier instant Guy Livingstone ne s’était point trompé : c’est un coup de Bruce, avait-il dit. Maintenant, si vous voulez savoir tout ce que la passion peut faire dire et commettre à deux gentlemen quand une fois elle est déchaînée, écoutez la confession de Bruce à Guy Livingstone quelques minutes avant l’heure où il va devenir fou, non de remords, mais de honte et de rage.


« — Me direz-vous comment vous l’avez tué? demanda Livingstone en modérant sa voix par un étonnant effort de volonté.

« — C’est ce que je désire faire, répondit Bruce. — Je crois qu’il était heureux de l’occasion qui s’offrait de nous prouver combien nous l’avions mal jugé en le croyant inoffensif, car un singulier sourire faisait grimacer sa bouche. Guy, dont les yeux étaient baissés à ce moment, ne vit pas ce sourire; s’il l’eût aperçu, jamais Bruce n’aurait fait son récit.

« — Vous savez que vous étiez tous contre moi à Kerton. Elle ne se souciait guère de moi, c’est possible, mais j’aurais été si patient et si persévérant qu’elle aurait fini par m’aimer; mais jamais vous n’avez voulu jouer