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pas à la gloire du grand romancier à la mode ou du grand écrivain du jour, et par conséquent ils n’ont pas gonflé leur pensée pour la faire plus grosse qu’elle n’était. Ils n’ont pas cherché à imiter les sentimens d’autrui, ils se sont contentés d’exprimer les leurs dans toute leur originalité; ils sont restés fidèles à la réalité, et la réalité les a récompensés.

La littérature anglaise dans tous les temps, mais particulièrement dans le nôtre, a donné au monde cette leçon : ayez la sincérité, vous aurez le talent par surcroît. — On pourrait proposer l’exemple de l’Angleterre comme un excellent sujet de méditation aux gens du monde, assez nombreux dans notre pays, que possède l’envie de rehausser par la gloire leur titre ou leur fortune. Nos mondains, qui ont souvent l’esprit vif et délicat, perdent généralement toute originalité dès qu’ils prennent une plume et s’assoient devant un bureau. Aussitôt qu’ils se trouvent en face d’eux-mêmes, leur premier soin est d’abdiquer leur personnalité. Ils appellent à leur aide non l’inspiration, mais l’imitation, et se trouvent heureux lorsqu’ils ont produit une œuvre de seconde ou de troisième main, qui rappelle quelque écrivain en renom. Ils semblent penser que la littérature doit être autant que possible distincte de la vie, et en conséquence ils compriment leur nature et cherchent en dehors d’eux-mêmes des moyens d’intérêt et d’émotion : mauvaise leçon que leur ont apprise les funestes traditions académiques de notre pays. L’art et la littérature ne sont pas plus distincts de la vie que la forme n’est distincte de la substance et l’effet de la cause. Ils ont une excuse, je le sais bien, une excuse dont je ne veux pas diminuer l’importance. Il faut vraiment du courage pour oser être soi-même dans le seul pays du monde où l’épithète d’original soit appliquée comme terme de mépris, et où certaines convenances sociales sont considérées comme plus précieuses que la spontanéité de la nature et l’audace de l’esprit. Oser se montrer réellement tel qu’on est et dire la vérité sur la société à laquelle on appartient est pour un homme du monde français une tâche héroïque. Il y perdrait tous ses amis et réjouirait tous ses ennemis; il se verrait accusé des crimes les plus noirs, comme d’avoir calomnié le parti ou la caste dont il est membre, d’avoir trahi la confiance de ses amis, ou d’avoir troublé la foi des honnêtes intelligences avec lesquelles il est en relation. L’objection a sa portée, je n’en disconviens pas; mais la nature se moque des conventions sociales et condamne celui qui leur obéit docilement à n’enfanter que des productions incolores et insignifiantes. Peut-être un jour cependant nos mondains français réfléchiront-ils qu’il faut encore plus de courage pour se résigner à produire une œuvre insignifiante qu’il n’en faut pour oser être original et dire résolument