Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

t-il avec une certaine mélancolie qu’il est difficile de ne pas s’expliquer. Son heureux naturel reprend bientôt le dessus, et tout en se remémorant l’ingratitude dont on a payé ses premiers services, il pousse au joug avec plus d’ardeur que jamais. « Nous reverrons d’autres guerres, s’écrie-t-il, et alors... »

En attendant, sir H, Lawrence l’emmène avec lui, et ils examinent ensemble les pays promis aux prochaines conquêtes, le Kachemyr par exemple, qu’ils parcourent en 1850, poussant, par-delà ses frontières, jusqu’aux montagnes du Thibet. Parmi les lettres qu’il écrit alors à sa sœur, il en est qui rappellent vivement à l’esprit celles de Victor Jacquemont; lisez plutôt.


«Qui m’eût dit que je vous écrirais du Thibet? Me voici assis sous une petite tente de huit pieds de long, où tiennent à grand’peine un étroit cot, une table et une chaise de dimensions militaires, mon sac de nuit, mon fusil, et une petite boîte d’étain renfermant, avec mes livres et mes papiers, les matériaux de la présente épître. A l’ombre du même arbre (un marronnier vénérable) se trouve la tente de sir Henry Lawrence, toute pareille à la mienne, sous laquelle il dort présentement, et je devrais l’imiter. Par dehors sont mes animaux favoris, savoir l’attelage de mulets que j’emmène dans tous mes voyages, et qui, pendant la traversée des montagnes, ont l’insigne honneur de porter ma personne aussi bien que mes effets. La cuisine est sous un arbre voisin, et autour du feu sont accroupis nos vaillans gardes du corps, tirés de la brigade spécialement attachée à la personne royale du maharadjah Ghoolab-Singh. Quelques gens de sa cour nous accompagnent aussi, et vaille que vaille, en comptant les valets, un moonshee (écrivain) ou deux pour l’expédition des affaires, et les domestiques dont ils sont pourvus, nous formons une caravane de deux à trois cents individus de toute foi et de toute nuance: chrétiens, musulmans, Hindous bouddhistes, Sikhs, chaque espèce représentée par des échantillons assez variés. Quand je parle des nuances aussi diverses que les cultes, ce n’est pas dire peu. Vous seriez de mon avis, comparant ma face blanche et mes cheveux jaunes avec le teint noisette de sir Henry, le blanc jaunâtre et parcheminé des Kachemyriens, la couleur honnêtement brunette du Sikh haut et mince, l’olive-clair du Radjpoute, et toutes les dégradations enfumées qui mènent au noir parfait de l’Indien basse caste. Je suis, je crois, un des hommes les plus blancs de l’Inde, car au lieu de brunir au soleil j’y blanchis à l’instar de la chicorée et du céleri. Quels yeux vous ouvririez devant ma longue barbe, mes moustaches, mes favoris! Mais c’est aussi trop de personnalités; revenons aux faits. L’Indus mugit à cinq cents pieds au-dessous de nous, comme pressé de quitter un pays si monotone, et nous nous tordons le cou quand, de l’endroit où nous sommes, nous voulons regarder la cime des monts sourcilleux qui l’enferment dans son lit de rochers. Je n’ai jamais contemplé scène si sauvage, pays si abandonné du ciel. Ici toute vie cesse. En huit jouis de voyage, savez-vous ce que j’ai vu ? J’ai vu trois marmottes, deux hoche-queues et trois choucas. Or nous faisons en moyenne vingt milles par jour.

«Dernièrement il nous advint de rencontrer une dame de la façon du monde