Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/128

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

homme, de haute taille, d’ample corpulence; sa figure expressive et régulière, ses façons courtoises et prévenantes, sa voix richement timbrée, le rendent pour moi l’indigène le plus séduisant que j’aie encore rencontré. Vous diriez un homme doux entre les plus doux, et le plus sincère, le plus loyal du monde. Ses habitudes quotidiennes sont exemplaires très certainement; au fond, c’est le plus habile tartufe qui se puisse voir, aussi subtil, aussi retors que possible, dévoré d’avarice et d’ambition, et, quand il se monte, horriblement cruel. Il essaie de se justifier à cet égard en faisant valoir la nécessité qui le pousse et la férocité des gens à qui il a affaire. A nos yeux cependant, le penchant qu’il a pour certaines opérations de boucherie (dépecer des hommes vivans, leur couper le nez, les mains, les oreilles, etc.) ne permet guère d’admettre les circonstances atténuantes. Accusé d’avoir fait écorcher sous ses yeux une douzaine de mille hommes, il se récrie contre cette calomnie monstrueuse. Trois seulement avaient subi, selon lui, ce traitement, peut-être sévère. Quelque temps après, vaincu par l’évidence, il en avouait trois cents... Et il ne vaut pas moins, il vaut peut-être mieux que la plupart de ses pareils! Lawrence met en doute qu’on pût, dans des circonstances analogues, trouver un prince indigène souillé de moins de crimes... »

La présence de l’agent anglais, plus imposante que l’armée de Ghoolab-Singh, à l’avant-garde de laquelle il marchait hardiment, fit tomber la résistance du cheik Imaumodeen, et, tout joyeux d’avoir franchi un des premiers les passes du Kachemyr, encore inconnues, Hodson revint à Lahore d’abord, puis à Subathoo, où l’attendait une transformation singulière partout ailleurs que dans l’Inde. Henry Lawrence, entre autres créations de son génie actif et fécond, voulait installer un asile pour les enfans de race européenne que les hasards de la guerre et l’insalubrité du climat laissent fréquemment orphelins sur cette terre dévorante de l’Inde. Le site était choisi près de Subathoo. Il n’y avait plus qu’à bâtir, aménager, peupler, réglementer cet utile établissement. Hodson fut chargé de tous ces soins, et de soldat, le voilà devenu architecte, dans des conditions exceptionnelles. Pour bois de charpente, on lui donne une forêt; pour briques, de l’argile; pour chaux, une montagne à éventrer, le tout avec des ouvriers indigènes auxquels il faut tailler par le menu chaque portion de leur besogne, car ils ne savent ni ajuster deux poutres, ni mettre une porte sur ses gonds, ni même joindre correctement les pierres d’un mur. Ajoutez à leur ignorance une paresse incorrigible, un admirable instinct de ruse développé par l’oppression, et figurez-vous un pauvre jeune homme obligé de se débattre seul au milieu d’un atelier de quatre cent cinquante hommes, dont la direction, la paie, les résistances et les