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des Alpes se montre justement sévère pour les auteurs dramatiques : je ne lui demande que de reporter sur les poètes, ces enfans gâtés du beau pays ove’ l si suona, un peu de cette sévérité, et de ne pas oublier surtout que les sentimens plus ou moins civiques d’un écrivain ne doivent pas influer sur l’opinion qu’on se fait du mérite de ses vers.

Nous avons vu les deux écoles poétiques de l’Italie marcher parallèlement pendant de longues années sans même faire effort pour se rencontrer et s’unir. Le résultat de ce divorce a été un affaiblissement auquel il importerait de mettre un terme par une fusion, ou, comme on dit dans la langue parlementaire au midi des Alpes, par un comnubio entre les deux tendances poétiques. L’Italie a besoin de voir se former une école unique où ceux qui possèdent la correction feront des efforts vers la couleur, où ceux dont l’imagination est vive tendront à la régularité et à la pureté. Il y a quelque chose de pis que les querelles, c’est l’indifférence à l’égard des principes contraires à ceux qu’on professe soi-même : il ne s’agit plus d’engager ou de continuer le combat, mais de reconnaître courageusement les qualités qu’on a besoin d’acquérir. Est-ce à dire qu’une telle alliance rendra immédiatement son ancien lustre à la poésie italienne? Il serait téméraire de l’affirmer, surtout à une époque où, sans parler d’autres préoccupations, les entreprises industrielles et commerciales éveillent en Italie une sollicitude croissante. Ce ne sont pas, malgré tout, les poètes qui manquent à l’Italie : on n’en voit même que trop de ceux qui, désespérant d’atteindre la poésie sur les hauteurs où les grands esprits l’avaient portée, l’ont fait descendre pour la transformer en une sorte de séduction permanente et vulgaire. Le malheur a voulu qu’au lieu de ne prêter attention qu’aux hommes rares et exceptionnels, ce peuple, si prompt à l’enthousiasme, ait jugé la poésie par la multitude de versificateurs qui l’ont faite à leur image, et qui ont compromis ainsi tout ensemble l’art et le goût. Ce malheur n’est cependant pas irréparable. Puisque les plus graves préoccupations politiques, industrielles et commerciales n’ont pu détourner entièrement les Italiens de la poésie, il est permis d’espérer que cette glorieuse nation ne verra pas se tarir dans son sein l’une des sources les plus pures et les plus abondantes des grandes pensées et des nobles sentimens. Il lui est peut-être réservé de donner l’exemple si désirable d’une alliance sincère et intime entre les deux tendances auxquelles obéit l’humanité, tour à tour entraînée vers le réel et vers l’idéal.


P. BRISSET.