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une divinité. Avec toi fendait les ondes fraternelles Gênes, l’irritable chasseresse des mers. Reine maritime, elle abandonna l’amphithéâtre de ses collines, ses blanches terrasses, ses jardins suspendus, et sur une forêt de plus flottans elle s’élança rugissante avec la rage inhumaine du lucre rapide; elle devint la sultane du sultan byzantin[1]. Quand elle eut rassasié ses enfans d’or et de richesses, elle donna aux peuples le monde américain. Hélas! descendans criminels de Caïn, vous qui vous êtes enivrés du sang de vos frères, du fond de l’abîme où vous avez plongé l’Italie, le poète vous maudit. O’ Meloria, Meloria[2] ! lorsque pour la première fois j’aperçus ton cimetière d’Atrides, sur le navire qui m’emportait, je versai des larmes amères. C’était la nuit : les ténèbres enveloppaient l’îlot funèbre de leur voile énervant, quand il me sembla voir sur la mer sombre flotter des cercueils, puis en sortir des ombres implacables au combat. La plage était couverte de cadavres, et au lieu d’étincelles phosphorescentes, je voyais des yeux dont le regard brillait sur les flots. Mais, ô Pise! vinrent les jours d’expiation, et maintenant les chèvres broutent l’herbe sur ta place magnifique, et même quand tu te pares de lumières pour une fête charmante[3], tu ressembles encore à une ville en deuil. »


Chez M. Aleardi comme chez les autres poètes italiens de notre temps, c’est la note grave et triste qui domine : ils retrouveront peut-être un jour la gaieté, qui aujourd’hui convient peu à leur condition. Et ce ne sont pas seulement les souvenirs des discordes fratricides de l’Italie qui inspirent de mélancoliques réflexions, c’est parfois le déplorable état que présente le sol lui-même. Il y a sur ce sujet une page remarquable dans l’un des meilleurs poèmes de M. Aleardi. Le poète entreprend de chanter le Monte-Circello, ce. promontoire situé à l’extrémité des Marais-Pontins, où l’on trouve les restes d’un temple du Soleil, la grotte de Circé et toutes ces plantes dont parlent, à tant de siècles de distance, Ovide et Bernardin de Saint-Pierre, lieu également favorable aux études de l’antiquaire, aux recherches du minéralogiste et du botaniste, aux inspirations du poète. Or voici comment M. Aleardi parle des Marais-Pontins, cette désolation et je dirais presque cette honte de l’Italie moderne :


« Voyez là-bas cette vallée sans fin qui s’étend sur les bords de la mer de Toscane! Comme un tapis enrichi d’émeraudes, elle semble attendre les pas des molles divinités marines. C’est le cimetière de vingt cités oubliées, c’est le marais qui tire son nom de la mer. Si paisible elle se déroule, et si animée le ses familles nombreuses de plantes vivaces, qu’on dirait une vallée de

  1. Gênes fut, on le sait, maîtresse de Péra.
  2. Petite île près de Livourne, où s’accomplit l’un des plus grands désastres des guerres fraternelles d’Italie. Pise y périt ; elle l’avait mérité, ayant eu tous les torts de la provocation.
  3. La fête dite la Luminara.