Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

François, il acheta une charge de notaire, se maria, et dit adieu pour toujours à la poésie. Les espérances éphémères de 1848 ne le tirèrent même pas de sa léthargie; il ne prit de part aux événemens que pour rédiger, parce qu’il en était requis, l’acte d’union de la Lombardie et du Piémont. Ame faible et incapable de lutter contre le pouvoir et contre la critique, Grossi était pourtant né poète. Si sa pensée manque d’énergie, elle est pleine de grâce, de naturel, de sentiment, et son style atteint à une rare perfection. Peu connu et mal apprécié en France, parce que la traduction est impuissante à reproduire ses plus brillantes qualités, Grossi passe avec raison dans la péninsule pour un maître en l’art d’écrire. Il a d’ailleurs un titre qui suffit à sa gloire, l’introduction en Italie de la nouvelle en vers, ce raccourci d’épopée, tout ce qu’il est possible d’en conserver aujourd’hui.

Le véritable chef-d’œuvre de Grossi, la Prinéide, n’appartient qu’à moitié à la littérature italienne, car cette admirable satire est écrite dans le dialecte milanais. Stendhal ne craint pas de la déclarer supérieure à toutes celles que les littératures européennes ont produites depuis un siècle. Voici à quelle occasion Grossi composa ce remarquable poème. Napoléon venait de succomber à Waterloo; les libéraux lombards, oublieux des bienfaits de l’administration française, se tournaient vers la maison d’Autriche, dans le fol espoir d’en obtenir plus de libertés, et lui demandaient un archiduc pour remplacer le prince Eugène. Dans le feu de cette réaction, l’infortuné Prina, ministre des finances du royaume de la Haute-Italie, servit de victime expiatoire. Prina, le plus habile des administrateurs italiens, n’avait d’autre titre à l’impopularité que d’avoir su remplir les caisses du trésor. Il fut impitoyablement massacré par ceux qui auraient dû le défendre, et tel fut le gage donné à l’empereur François. C’est au moment où les folles illusions des patriotes commençaient à se dissiper que Grossi, qui peut-être ne les avait jamais partagées, prit la plume avec un courage dont il n’a donné que cet exemple en sa vie. Il suppose qu’une ombre apparaît en songe à l’un de ces Milanais de la classe inférieure dont on a fait un type populaire de superstition puérile, de naïve malice, de spirituelle lâcheté, la personnification ou plutôt la caricature du caractère lombard, quelque chose comme John Bull en Angleterre ou Jacques Bonhomme en France. Sur Rocch (M. Roch), c’est ainsi que le poète l’appelle, raconte lui-même une vision qui lui est apparue. Il décrit avec une vérité effrayante l’ombre de Prina qui s’est offerte à ses yeux :


« Mon doux Seigneur! comme on l’avait. accommodé! Une pierre même en aurait eu compassion. Sa bouche était sans dents, ensanglantée, les