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il ne saurait justifier une administration entièrement distincte. Un fait récent atteste des facilités inespérées de rapprochement. Une société de secours mutuels, qui s’est fondée à Alger sous le nom de la Famille, a compté dès la première année dix musulmans et treize Israélites indigènes.

Des médecins ont souvent visité les tribus, tantôt à la suite des colonnes, tantôt en mission spéciale. Des religieuses, même des femmes du monde, poussées par un dévouement que stimulait la curiosité, ont aussi pénétré sous les tentes et dans les maisons arabes, tantôt pour soigner les malades, tantôt pour vacciner les femmes, invisibles aux médecins. Partout l’accueil a été si empressé et si confiant que l’on a pu sérieusement élever à l’état de système la conquête des cœurs musulmans par l’art médical. Le conseil-général de Constantine, traduisant l’idée en projet, a exprimé le vœu que des médecins de colonisation fussent installés en plein territoire arabe, un par mille tentes. Si profond est le respect pour le médecin, missionnaire de Dieu et de la science, que, même sur le champ de bataille, tout docteur français était sain et sauf en faisant reconnaître sa qualité, privilège qu’il partageait avec le prêtre, protégé par son noir uniforme : trait de mœurs qui est aussi un trait de lumière jeté sur la profondeur de ces âmes plus ardentes que mauvaises.

Dans le domaine de la justice, la réforme se heurte aux abus les plus graves peut-être de la société musulmane, — la partialité et la vénalité des magistrats. Trop souvent chez eux comme chez les fonctionnaires indigènes de l’ordre administratif, la conscience est déviée, le sens moral oblitéré. Sans parler des scandales qui de temps à autre conduisent les coupables devant les tribunaux français, il est de notoriété publique que tout plaideur musulman doit, sauf de rares exceptions, payer son juge. Aussi peut-on s’étonner que, parmi tant d’écrivains qui se sont faits les romanciers plutôt que les historiens de la société arabe, des prévarications de ce genre n’aient jamais été révélées et dénoncées. Le ministre de la guerre était certainement seul à les ignorer, lorsqu’au grand étonnement de l’Algérie, il provoquait le décret du 1er octobre 1854, qui retirait aux magistrats civils la surveillance des tribunaux musulmans, enlevait à la cour impériale la juridiction d’appel sur les jugemens des kadis, et organisait un vaste réseau de médjelès, tribunaux supérieurs soumis à la surveillance exclusive de l’autorité politique: nouvelle et bien significative révélation du système qui tendait à perpétuer un peuple arabe en face et en dehors du peuple français! D’éloquentes protestations se sont produites contre cette atteinte aux privilèges de la magistrature et aux intérêts de la fusion ; elles méritent d’être entendues.