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sûreté derrière le cadavre d’un enfant. Vous n’en avez pas fini avec les suites fatales de vos lâches mensonges; aujourd’hui je compte me battre avec vous, et, si Dieu le permet, vous tuer. Bustillos avait repoussé cet appel énergique avec tous les argumens que pouvait lui fournir son éloquence. Il ne pouvait pas se battre deux fois pour la même cause; il devait son existence à l’Espagne; il avait fait ses preuves, que sais-je? Cruentaz l’écouta quelque temps, puis il lui dit : — Vous me forcez à évoquer des souvenirs que j’aurais voulu laisser dormir, mais qui ne sont que trop présens dans ce pays, et que rappelle plus d’une croix au bord des chemins où vous passez. A partir d’aujourd’hui ne vous rencontrez jamais sur ma route; puis veillez avec le plus grand soin à vos actions, à vos paroles, ou vous saurez que, même en ce siècle-ci, un Cruentaz peut être justicier.

Le matin même du jour où se passa ce que je vais dire, Fabio avait appris que Bustillos racontait à sa manière la visite qu’il avait reçue et les menaces qu’on lui avait adressées. — Tout cela n’empêche point, s’était-il écrié en son langage, que la belle Thérèse ne m’adore, et qu’elle ne m’attende ce soir dans son parc, où j’irai quand je devrais y trouver le diable!

Pour expliquer cette folle audace, il faut dire que cet homme, toujours fort mal instruit de ce qui se passait au château de Moria, croyait que M. de Cruentaz était retourné pour quelques jours dans ses terres. Il va sans dire qu’il ne craignait point le diable et ne pensait pas le trouver, mais il ne pensait pas non plus se rencontrer avec Fabio.

C’était Mme de Moria qui avait répété au futur mari de sa fille un propos qu’un domestique dévoué lui avait transmis.

— Il ne viendra point, avait dit Cruentaz.

— Mais s’il venait? avait répondu Mme de Moria.

Alors ils avaient échangé le regard que nous retrouvons dans leurs yeux, et que chacun peut comprendre.

Fabio se leva et s’approcha de la fenêtre; il écouta: le bruit devenait plus distinct. — Je suis sûr à présent que c’est lui, dit-il en revenant près de Mme de Moria.

Pour un esprit capable de saisir les faits si frappans du monde occulte, l’expression de Thérèse en ce moment rendait cette certitude absolue. La jeune fille s’était soulevée peu à peu sous l’action d’une puissance invisible; son corps était penché en avant, sa main étendue. On sentait qu’elle avait la conscience d’une présence malfaisante, d’une action coupable.

— Regardez Thérèse, dit la comtesse, elle le voit et elle nous le montre.