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— J’ai été obligée de faire un gros chagrin à cette pauvre Thérèse en renvoyant, sans lui dire pourquoi, une fille dont le caractère et le service lui plaisaient. J’ai découvert que Mlle Ginevra, dont vous aviez peut-être remarqué l’épaisse chevelure et le teint doré, entretenait une liaison ridicule avec M. Bustillos. Connaissez-vous M. Bustillos? Non, n’est-ce pas? Eh bien! c’est un avocat du voisinage, qu’il a même été question, l’an dernier, d’envoyer aux cortès. C’est le propriétaire de cette grande maison dans le style Louis XV que l’on a construite sur le plateau où s’élevait, il n’y a pas encore bien longtemps, le couvent des franciscains. Quand il est arrivé dans le pays, il nous a honorés d’une visite; mais il paraît que nous avons eu, je ne sais pas trop comment, le malheur de le froisser : il s’est déclaré notre ennemi, et la perte de la pauvre Ginevra est un de ses actes d’hostilité. Voilà, mon cher Fabio, une sotte histoire, que j’ai été forcée de vous raconter pour que vous ne m’accusiez pas d’être une mère cruelle, arrachant des pleurs sans raison aux beaux yeux que vous adorez.

Cependant le chagrin de Thérèse était passé, et Fabio ne songeait plus ni à Ginevra ni à son séducteur, lorsqu’un jour, à midi, on apporta au château Rodrigue mortellement blessé. Le pauvre garçon avait reçu une balle dans la poitrine; il était dévoré par la fièvre, et l’on sentait que sa parole n’obéissait plus à sa volonté. Quand il fut couché, quand il sentit sur son front la main de sa mère, quand il aperçut le visage en larmes de sa sœur, il s’écria :

— Thérèse, ma chère petite Thérèse, ne te désole pas; je t’ai vengée, et tu pourras épouser Fabio. Celui qui te calomniait n’est plus. Il m’a frappé le premier, mais la douleur ne m’a pas empêché de tirer. Tu étais dans mon cœur, ma Thérèse, tu me soutenais, et ma balle l’a touché : je l’ai vu tomber à son tour. Ma mère, ne pleurez pas, je vous en prie, le sang que je perds ne me fait point de mal; je suis heureux, puisque je l’ai tué.

Or voici ce qui s’était passé : M. Bustillos avait fort mal reçu la Ginevra, dont il n’avait pas voulu se charger, et qui avait été chercher fortune à Madrid; mais sa haine contre les Moria était devenue une passion effrénée. Ce Bustillos était un de ces personnages vains, bavards, importans, comme en produisent les civilisations extrêmes chez toutes les nations du monde. Ces caractères-là sont le châtiment que Dieu inflige à l’orgueil humain quand il a entassé méfaits sur méfaits; pour l’empêcher de se mirer avec trop de complaisance dans le magique éclat de ses œuvres audacieuses, il lui met au visage ces sortes de verrues. Sur cette noble terre du héros de la Manche, M. Bustillos était un don Quichotte d’une nouvelle et fâcheuse espèce. Il avait la manie de ressembler à ces grands