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d’aller faire une visite à un château du voisinage qu’on appelle le château de Moria.

Ce château était alors habité par la famille qui lui a donné son nom. La comtesse de Moria, son fils Rodrigue et sa fille Thérèse passaient l’automne dans cette vieille demeure seigneuriale. Mme de Moria avait gardé un culte pour la mère de Fabio. Plus jeune que Mme de Cruentaz, elle l’avait cependant connue au couvent, et elle s’était prise d’une de ces ardentes passions de la jeunesse pour cette âme pleine d’élévation et de bonté. Elle accueillit Fabio avec une joie sincère, et cet homme, éprouvé par tant d’aventures, put croire que son existence allait avoir enfin un heureux et paisible dénoûment. Thérèse de Moria lui parut cette femme à laquelle il avait souvent songé, mais qu’il ne se flattait plus de rencontrer, qu’un gentilhomme peut hardiment revêtir de son nom et de son honneur sans avoir aucune souillure à redouter pour ces vêtemens délicats et radieux. Elle avait une taille élancée et svelte que l’on sentait faite pour suivre les mouvemens ardens et gracieux d’un cheval. Il y avait dans toute sa personne quelque chose de fier, de résolu, de généreux, et rien n’était moins viril cependant que son visage. Ses grands yeux noirs, ouvrant sous des sourcils élégans et fins leurs mystérieuses profondeurs, étaient remplis de tout le charme qu’on désire à des yeux féminins. Peut-être même, malgré ce qu’ils avaient parfois de noble, de courageux, de presque altier, laissaient-ils deviner une sensibilité trop grande, cette sensibilité si prompte à devenir un foyer de douleurs. Son regard rappelait le nom qu’elle avait reçu en entrant dans la cité chrétienne. Elle semblait avoir été pressée sur le cœur passionné et douloureux de sa sainte patronne.

Fabio se mit à l’aimer, et il sut bientôt que son amour ne rencontrerait point d’obstacle. Elle appréciait, la pauvre enfant, tout ce qu’il y avait de bon en lui, son profond éloignement pour toutes les vulgarités de cette vie, son goût sincère pour tout ce qui lui semblait élevé et droit. La comtesse de Moria encourageait une tendresse qui répondait à tous ses désirs. Rodrigue avait pris le nouvel ami de sa famille dans une sorte d’enthousiasme. C’était un jeune homme de vingt ans, ne connaissant que cette éducation du foyer, rare et dernier luxe d’une race qui s’éteint partout. La renommée des Cruentaz exaltait sa jeune imagination; il croyait vivre avec un héros de ses livres favoris. Le jour où il apprit que Fabio demandait la main de sa sœur, il se jeta dans ses bras avec effusion. Ce jour-là, Cruentaz ne rencontra que des regards qui comprenaient son cœur: il pensa qu’il avait vaincu sa destinée; mais un matin il s’aperçut que sa fiancée avait pleuré. Mme de Moria le prit à part, et lui dit :