Crimée. J’eus le bonheur d’être bien accueilli, tout en refusant de faire un acte qu’en ma qualité d’Espagnol je trouve peut-être particulièrement infâme, c’est-à-dire d’abjurer. Je devins colonel d’un de ces régimens mal équipés, mal habillés, qui ont un air de solidité pourtant, et qui feraient toujours de bonnes choses s’ils étaient vaillamment conduits. J’allai avec ma troupe à Eupatoria, et je pris part à ce qui se passa sur ce point de la Crimée; mais je ne veux pas vous parler guerre, ce n’est pas de ma vie militaire qu’il s’agit. « Depuis quelques mois, la paix était faite; mon régiment était à Scutari, et j’habitais la maison rose dont je vous parlais tout à l’heure. Sous l’influence du ciel gai et de l’eau lumineuse qui frappaient continuellement mes yeux, je me sentais moins disposé que d’ordinaire aux sombres pensées. Sans s’effacer complètement, maints souvenirs de ma vie perdaient leurs teintes lugubres dans ces clartés continuelles d’aurore qui me baignaient de tous côtés. Soudain je reçus l’ordre de quitter l’asile où je goûtais, pour la première fois peut-être, quelque chose qui me donnait l’idée de la paix. J’étais chargé d’une mission délicate sur les frontières du Monténégro. Je devais traverser avec une faible escorte toute une partie de la Turquie.
« Un soir j’arrivai à une petite ville dont je n’imposerai pas le nom à votre mémoire, mais qui a quelque chose de paisible, de patriarcal et d’avenant. Les maisons y sont peintes de couleurs joyeuses, et ne sont pas trop délabrées; les rues y ont presque un aspect de propreté. Bâtie sur une hauteur, cette agréable cité est entourée de grands arbres dont l’ombrage n’a rien d’humide; à ses portes s’élèvent trois moulins à vent, et quoique je sois du pays de don Quichotte, je n’ai jamais eu envie de pourfendre ces innocentes constructions, qui m’ont toujours inspiré au contraire une inclination très prononcée. Enfin, pour plus d’une raison, la ville dont il s’agit me causa une impression pleine de charme; une longue course, le grand air, de beaux paysages, m’avaient jeté dans une sorte d’ivresse bienveillante, et je désirais pouvoir rendre service au premier de mes semblables que le hasard me ferait rencontrer.
« On me désigna justement pour gîte une maison où je trouvai des visages propres à me confirmer dans ces heureuses dispositions. Cette maison était habitée par une famille grecque. Le maître du logis était un vieillard de soixante ans. Je m’imagine qu’Anacréon, dont je n’ai jamais rien lu du reste, et auquel j’ai peu songé, devait avoir un visage comme celui-là. Mon hôte avait ces cheveux d’une blancheur éclatante, rare et touchante parure de la vieillesse; ses traits étaient réguliers, son sourire attrayant. Avant qu’il eût parlé, on sentait sur sa bouche la présence de mots aimables et har-