lignes. Cependant, à travers les taches sinistres qui en avaient effacé plus d’un mot, ces phrases étaient encore lisibles : « Pars avec cet homme qui n’a rien, ce sera ton châtiment ; tu trouveras avec lui ce que tu as toujours tant redouté, la misère… Ah ! maudite, créature ! si tu n’avais pas entre les mains ce testament que grâce à Dieu je peux défaire d’un trait de plume, tu te serais déjà enfuie avec ton amant. »
Féraudy avait écrit cette lettre sous une première inspiration que sa destinée l’avait empêché de suivre ; il ne l’avait même pas achevée. Avait-il deviné le cœur de celle qui allait lui coûter la vie ? Je le crois sans en être sûr. Fabio le crut ; il lui sembla qu’une révélation certaine, cruelle punition des violences dont il avait toujours été la proie, était faite à son esprit. Pendant quelques instans, il promena ses regards de la tête, que l’Arabe tenait toujours, à la lettre, qui déposait des traces sanglantes sur ses mains. Il ne savait lequel de ces deux objets lui inspirait le plus d’horreur. Soudain il prit une résolution ; il s’élança sur son cheval et partit au galop, défendant à qui que ce fût de l’accompagner. Il ne repassa point dans le sentier où la vie lui avait tendu une de ses plus funestes embûches. — Qu’on découvre ou non mon meurtre de cette nuit, pensait-il, je ne veux plus rester dans un pays où j’aurais sans cesse à craindre des luttes odieuses avec la justice des hommes, et où Dieu d’ailleurs m’a frappé une fois de plus dans mon cœur. Il faut te quitter, ma chère Afrique ; tu étais après l’Espagne la terre que j’aimais le mieux, où je sentais le plus de mon âme ; mais je ne me plains pas : je me soumets à la volonté qui me poursuit, je remercie encore le ciel, puisque j’ai la destinée de Caïn, de ne pas avoir versé le sang d’Abel.
Un soir, dans la seule réunion un peu nombreuse où je l’aie jamais vu avoir quelque expansion, Cruentaz, qu’on avait harcelé de questions sur ses aventures et sur ses voyages, parla ainsi de son séjour en Turquie :
« Tout ce que j’ai vu de l’Orient me plaît infiniment moins que l’Afrique. Cependant j’ai possédé sur la rive asiatique du Bosphore, à quelque distance de Scutari, un palais en bois couleur de rose où je serais resté assez volontiers, si je n’avais pas été forcé de quitter la Turquie, comme tant d’autres contrées, par la fatale reproduction des mêmes catastrophes dans ma vie. En abandonnant l’Afrique, dont m’avait banni une cruelle aventure, j’allai demander du service au sultan. C’était justement à l’époque où éclatait la guerre de