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d’inertie, il souleva la plaque qui était au fond de la cheminée, et le jeta dans le refuge où il avait refusé d’entrer.

Il y avait quelques instans à peine que cette scène s’était passée quand la troupe qui cherchait Fabio pénétra dans le château. Cette troupe appartenait à un corps de garde nationale mobilisée; elle était animée de ces fureurs politiques inconnues d’habitude aux corps fortement disciplinés. Mme de Cruentaz était assise au fond de son salon, dans un grand fauteuil, les pieds sur un tabouret, travaillant à une tapisserie, lorsqu’elle vit entrer cette bande. On lui demanda où était son fils. Elle répondit qu’il était à la chasse depuis le matin. Alors un homme qui portait les épaulettes de capitaine lui dit qu’elle devait mettre de côté tout artifice, qu’on avait espionné Fabio depuis le matin, qu’on le savait caché dans son château. À ces paroles, elle resta muette, poursuivant avec autant de calme que si elle eût été en société de quelque amie l’ouvrage placé entre ses mains. Celui qui venait de parler lui fit des menaces : elle eut un sourire. Ceux qui ont le culte de l’héroïsme, l’intelligence du martyre, comprendront ce qu’était et ce que signifiait ce sourire-là.

Maintenant, puisqu’il faut tout dire, puisqu’il est des récits dans lesquels il faut s’avancer comme dans une ville prise d’assaut, en détournant son regard des spectacles horribles qui vous entourent pour le porter sur le but idéal que l’on poursuit, maintenant je suis forcé d’ajouter que l’on arracha cette femme intrépide au siège où elle était assise. Quand cette indignité l’atteignit, elle eut dans les yeux un regard sorti du même écrin que le sourire qui venait d’illuminer sa bouche; puis le nom qui, depuis dix-huit siècles, est le suprême adieu à ce monde, le suprême appel au monde désiré, monta de son cœur ou plutôt descendit du ciel sur ses lèvres : — Jésus! — s’écria-t-elle. Ce fut la seule parole que purent recueillir ses bourreaux.

On la conduisit dans la cour, on la fit mettre à genoux la tête tournée contre un mur, et vingt balles pénétrèrent dans son corps. Cette exécution achevée, la troupe qui cherchait Fabio fouilla pendant quelques instans encore le château dans tous les sens, puis se retira, pensant que l’objet de ses poursuites avait échappé sous quelque déguisement par quelque secrète issue. Il y avait trois heures que la nuit était tombée et que le château était rentré dans le silence, quand Fabio sentit se soulever la plaque sous laquelle on l’avait jeté. Deux mains vigoureuses l’enlevèrent à sa retraite, puis lui arrachèrent tour à tour les liens qui garrottaient ses membres, le bâillon qui étouffait sa voix. Il avait tout entendu, on pourrait même dire qu’il avait tout vu, car en ces heures de souffrance surhumaine le visage de sa mère s’était montré à lui à travers l’épaisseur des