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toujours ressenti pour leur compte une terreur malheureuse du mariage, ils n’avaient rien de chagrin, ni d’égoïste, ni de dépravé. Unie, chrétienne, bienfaisante, toute cette famille édifiait et charmait la population bonne, droite et simple dont elle était entourée.

Le jour vint où la guerre civile envahit l’Espagne entière. A quel- qu’un qui les aurait peu connus, les Cruentaz auraient semblé bien étrangers à la politique. Ils pensaient, à tort ou à raison, chacun décidera cette question selon les lois de ses habitudes, de sa condition, de son cœur, qu’une foi sincère doit être uniquement servie par des actes. Ils prirent les armes pour don Carlos; ils ne se faisaient pas d’illusion sur le sort qui les attendait. Il y a des partis contre lesquels on sent cette invincible puissance composée de toute sorte d’élémens divins et terrestres qu’on appelle la fatalité. Le frère aîné périt le premier; il fut égorgé devant une croix placée à l’entrée d’un carrefour où Fabio devait faire ses plus célèbres exécutions. Don Sanche et don José périrent ensuite. L’un fut tué raide par une balle qui lui traversa le crâne, l’autre fut criblé de coups de baïonnette après avoir eu une jambe brisée. On l’avait laissé pour mort au bord d’un ravin; on le rapporta au château, où il expira entre sa belle-sœur et son neveu. Ces trois hommes énergiques avaient entraîné dans la lutte où ils succombèrent tout ce qu’il y avait d’ardent et de viril autour d’eux. Après leur mort, une sorte de paix apparente s’établit sur leurs terres ; mais Fabio grandissait, et depuis ces événemens sinistres Fabio s’était transformé.

Ce fut d’abord chez sa mère que se développa un caractère inconnu à elle-même, on peut l’affirmer. Cette femme qui jusqu’alors avait semblé une nature timide et douce, où tous les sentimens se montraient sous une forme souriante et attendrie, prit quelque chose de résolu et de sombre. Comme d’ordinaire, elle visitait le toit du pauvre; seulement, on le voyait, ce n’était plus la paix qu’elle venait y porter. Ceux qui recevaient de sa main l’aumône accoutumée comprenaient qu’en échange de ce secours elle leur demanderait un jour quelque grand, quelque suprême sacrifice. Tout était changé en elle, jusqu’à sa personne visible; son pas était toujours léger, mais léger comme un pas de fantôme. Quand elle descendait avec sa robe noire la rampe escarpée et tortueuse qui conduisait de sa demeure au village, elle avait l’air d’une apparition venant convier des âmes humaines à quelque entreprise effrayante. Son aspect était la révélation de sa pensée.

Quant à Fabio, comment vous le peindrai-je? Sa jeunesse, ou du moins toute une partie de sa jeunesse, était morte d’un trépas subit et violent. La gaieté, cette lumière de l’esprit, le sourire, cette