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à lasser la patience de ses irritables ennemis. Dominé par une pensée machiavélique, le pacha fit choix d’un mandataire dont le nom devait jeter la discorde dans le sein de la petite république : c’était Christos Botzaris, fils de George Botzaris. Ce dernier s’était retiré de la montagne avec toute sa tribu à l’époque de la mort de Lampros Tsavellas; il convoitait la charge de polémarque et ne pardonnait pas à ses compatriotes de lui avoir préféré le jeune Photos[1]. Dans la pensée du vizir, quelques Souliotes devaient accueillir avec sympathie ce jeune homme rempli de qualités brillantes et innocent de la faute paternelle. Ceux au contraire qui n’avaient ni oublié, ni pardonné la défection de George, allaient sans doute opposer à la bienveillance des autres l’amertume, la colère et les reproches. De là des dissensions intestines, le plus grand danger que pût courir la confédération de Souli, qui devait surtout sa force et sa durée à l’union parfaite maintenue jusqu’alors dans son sein. Tels étaient les calculs du pacha. Les choses devaient se passer d’une façon qu’il était fort loin de prévoir.

Christos trouva les gérontes et les chefs de Souli déjà réunis pour le recevoir. Une profonde tristesse dominait cette assemblée et planait sur ses délibérations. C’était un de ces jours mauvais où les plus grands cœurs sont pris de défaillance, où les plus fermes esprits s’égarent. Les plus braves étaient sous le coup de l’abattement général : tout en s’indignant de l’injustice qu’on leur proposait, ils s’efforçaient vainement de retrouver en eux l’énergie et le courage d’autrefois. Sous l’empire de funestes appréhensions, l’exil de Photos, chose à peine croyable, fut décrété malgré les avis et les anathèmes du moine Samuel. Celui-ci, après de vains efforts pour faire revenir les gérontes sur leur résolution, s’élança hors de la salle des séances en brandissant le crucifix et l’épée dont il ne se séparait jamais, et en s’écriant : « Que les fidèles me suivent! Pour moi, mon cri sera toujours : La croix, la Grèce et la liberté! »

Dès le commencement de la séance, la population entière de Souli assiégeait les abords de la salle des gérontes, attendant avec une inexprimable anxiété le résultat d’une aussi grave délibération. Quand Samuel poussa son cri de guerre, un éclair d’enthousiasme traversa l’âme des soldats, moins découragés que les chefs. Trois cents Souliotes s’élancèrent sur ses pas et coururent s’enfermer avec

  1. « Quelques mois plus tard, ajoute Perrévos, la guerre se rallumait. En entendant le canon gronder du côté de Souli, Botzaris ressentit une vive émotion; mais il n’eut pas la force d’oublier son injure et de faire taire son orgueil froissé. Cependant il éprouvait de terribles remords, et les tortures de son cœur lui devinrent de plus en plus insupportables, A la fin, ne pouvant ni pardonner à sa patrie l’ingratitude dont il l’accusait, ni soutenir les reproches qu’il s’adressait à lui-même, il se donna la mort en avalant un breuvage empoisonné. »