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contenance de ces gens, qui rapportaient à leurs compatriotes affamés le pain et la vie, ils se tinrent immobiles et laissèrent passer le détachement. Il était grand temps que ces intrépides pourvoyeurs revinssent. Ils eurent peine à reconnaître, après cinq jours d’absence, ceux qui étaient restés dans la montagne. Souli offrait un spectacle lugubre. Ses habitans, décharnés, livides, la bouche contractée par les tortures de la faim, l’œil étincelant de cette fièvre suprême qui avoisine la mort, ressemblaient à un peuple de spectres. C’en était fait d’eux tous, si les Turcs avaient su profiter de ce moment pour livrer un assaut. Grâce aux provisions rapportées de Parga, ces corps de fer et ces cœurs inébranlables furent bientôt réparés et ranimés. La Selléide pouvait résister encore.

La nouvelle du ravitaillement de Souli provoqua chez Ali un véritable accès de rage. Le vizir accabla ses lieutenans des plus grossières injures, les accusant, non sans quelque raison, d’incurie et de lâcheté. Il fit pendre quatre officiers et refusa la paie aux troupes auxiliaires. Ces rigueurs excitèrent un vif mécontentement parmi les troupes, et surtout parmi les Albanais du Chamouri et du Musaché, qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour abandonner la fortune du pacha de Janina. Les Souliotes, informés de ce qui se passait dans le camp ennemi, profitèrent de ces dispositions pour négocier avec les mécontens. Ils songeaient alors pour la première fois à contracter avec les Albanais une alliance qu’ils auraient dû rechercher depuis longtemps. En quelques jours, les beys et quatre pachas, ceux de Delvino, de Bérat, de Paramythia et de Konispolis, conclurent une ligue offensive et défensive avec les chrétiens. Vingt mille piastres furent remises à ces derniers pour achat de vivres et de munitions; on échangea en même temps des otages, et chaque pacha eut six Souliotes pour sa part. Le polémarque se hâta de reprendre les hostilités avec vigueur, afin qu’un premier succès enflammât l’ardeur de ses alliés. Il désirait une victoire prompte et décisive, car il ne fondait pas un bien long espoir sur la durée de cette ligue à cause de la versatilité bien connue de ses nouveaux auxiliaires.

Ali, qui était rentré depuis quelques jours à Janina, laissant le soin du blocus à son fils Mouctar, ne connut la vaste conjuration ourdie contre lui que par la recrudescence des hostilités et la défection des trois quarts de ses troupes. En présence de ce grand danger, il s’arma de ruse et de prudence. A force d’argent et d’intrigues, il brisa les uns après les autres les anneaux de cette chaîne, qu’il n’aurait peut-être pas réussi à rompre de haute lutte. Il sema la division parmi les beys du Chamouri, qu’il fit battre entre eux pour de vieilles querelles adroitement réveillées par ses agens. Il alluma la guerre civile dans le canton de Paramythia, dont les habitans