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nut la terrible nécessité de débarrasser la place des bouches inutiles. En conséquence, les blessés hors de service, les vieillards et les femmes trop âgées pour prendre part aux travaux de la défense furent réunis en un détachement qui, sans proférer un murmure, sortit en plein jour de la montagne dans l’intention de se rendre à Corfou. Les Turcs, émus peut-être à la vue de cette troupe lamentable, et craignant de pousser les Souliotes à un acte de désespoir en immolant ces expatriés inoffensifs ou en leur barrant le chemin, les laissèrent passer. Ces infortunés se rendirent dans les Iles-Ioniennes, où ils reçurent l’accueil le plus hospitalier du comte Mocénigo et de Libéral Bénaki. Ce dernier était fils d’un primat de Morée qui avait joué un rôle important en 1770.

Peu de jours après, les Souliotes se trouvaient littéralement réduits à la famine, n’ayant pour tout aliment que des herbes sauvages et l’écorce de certains arbres, bouillies et mélangées d’un peu de farine. Cette affreuse extrémité ne suggéra à personne l’idée de se rendre ; mais il fallait à tout prix se procurer des vivres. Les Souliotes tournèrent leur espoir vers Parga[1]. Les habitans de cette ville, chrétiens comme eux, libres comme eux, pouvaient venir à leur secours sans avoir rien à redouter de la vindicte musulmane, puisqu’ils se trouvaient sous le protectorat des possesseurs de Corfou. Par une nuit sombre et pluvieuse, quatre cents hommes et cent soixante femmes, conduits par Tsavellas lui-même, se rendirent à Parga, dans l’espoir de réussir à s’y approvisionner. Tsavellas était animé de la ferme résolution de mourir avec tous les siens plutôt que de revenir les mains vides. Par un bonheur providentiel, ils échappèrent à la vigilance des Turcs, dont ils franchirent les lignes sans coup férir. En arrivant au terme de leur course, ils se soutenaient à peine, tant la faiblesse et la faim leur avaient rendu pénible cette marche de quelques heures. Les Grecs de Parga reçurent ces infortunés à bras ouverts et répandirent en les écoutant des larmes d’admiration et de pitié. Les Souliotes restèrent dans cette ville quatre jours, pendant lesquels ils furent l’objet des soins les plus touchans et réparèrent leurs forces ; puis ils repartirent, accompagnés des vœux les plus ardens de leurs hôtes, surchargés de provisions de toute espèce que ceux-ci leur avaient cédées sans vouloir en accepter le prix. Les femmes marchaient au centre de la troupe, portant chacune un fardeau de quatre-vingts livres ; une centaine d’hommes les précédaient, moins chargés que les autres, afin de combattre plus facilement en cas d’attaque. Cette précaution n’était point inutile. Douze cents Turcs les attendaient à l’entrée du défilé et se disposèrent au combat ; mais, désarmés par la fière

  1. Distant de huit lieues de Souli.