Le canton de Souli, situé à peu près au centre de l’Épire, à douze lieues du golfe d’Ambracie et à quatorze de Janina, est une agglomération de montagnes presque inaccessibles, à travers lesquelles l’Achéron, appelé par les Grecs modernes Mavropotamo (le fleuve noir), passe en grondant au fond des abîmes. Ce pays est fermé de toutes parts, comme une gigantesque forteresse, par d’étroits et dangereux défilés. Au commencement du mois d’octobre 1853, je quittai la ville d’Arta et pénétrai dans l’intérieur du sauvage district de Souli par un sentier qui suit, tantôt à une hauteur extrême, tantôt dans le creux d’étroites gorges, le cours du Systrouni, ancien Cocyte, autre fleuve de funèbre mémoire. Rien de plus conforme aux sombres traditions mythologiques que le terrible aspect de toute la contrée. C’est un chaos de rochers à pic, de précipices, de montagnes abruptes, stériles, coupées par de profondes anfractuosités. Malgré le tableau qui m’avait été fait, à mon départ d’Athènes, de la morne tristesse et de la désolation de ces montagnes, la réalité dépassa mon attente. Le bruit sourd des torrens qui se gonflent à la moindre pluie interrompt seul le silence de cette âpre solitude. Nulle grande végétation ne repose les yeux, fatigués de sonder les abîmes et de se heurter contre les brusques saillies des rochers. Quelques touffes de lauriers-roses abritent çà et là des sources glaciales. Sur les assises élevées, de rares bouquets de plus frissonnent et murmurent au moindre vent. De loin en loin, une montagne tournée vers le midi s’abaisse en pente douce et forme une alpe verdoyante; parfois, au-dessus de cette alpe, se montre un large espace rougeâtre : c’est un bois de chênes rabougris, incendié par l’imprudence ou la barbare fantaisie des pasteurs. Ces nomades à moitié sauvages sont les seuls êtres humains qui se fixent de temps à autre au sein de ce rude séjour. Dans tout le parcours de la montagne, je ne rencontrai qu’un seul homme, un pâtre qui désertait les sommets avec son troupeau, et s’en allait prendre ses quartiers d’hiver sur les tièdes rivages du golfe d’Ambracie.
Cependant il n’y a pas soixante ans qu’un petit peuple florissait dans ces hautes régions, d’où il régnait sur une partie des contrées basses environnantes. A la fin du XVIe siècle, quelques hommes, venus de divers points de l’Épire, se rencontrèrent à l’entrée de ce pays, jusqu’alors inexploré. Ils fuyaient les Turcs, et ils comprirent qu’ils ne pouvaient abriter plus sûrement leurs familles et leur liberté qu’au fond de ces impénétrables déserts. D’autres proscrits vinrent peu à peu grossir la colonie chrétienne. Vers l’an 1700, les Souliotes étaient au nombre de trois mille, organisés en une sorte