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pleine liberté de ses jugemens sur l’ensemble des intérêts humains. La science, elle, n’avise et ne pourvoit qu’au bien matériel des sociétés, ce qui est une partie seulement de leurs progrès; elle est muette sur le bien et le beau. Jamais les sciences, avec ce qu’elles comportent de vérités démontrées, ne vaudront pour l’esprit humain ces chimères, si l’on veut, qui s’appellent philosophie, religion, politique. Une société s’élève plus à la poursuite de ces abstractions, à ces assauts de l’infini, qu’à la découverte de la gravitation et de l’électricité. Ce qu’elle entrevoit à cette hauteur est d’une telle nécessité pour les âmes, d’un tel fondement pour les droits, que le simple aperçu en est supérieur à ce qui se palpe, à ce qui se démontre dans l’ordre scientifique : ce n’est pas la certitude, mais c’est la vie. »

On ne me saura certainement pas mauvais gré d’avoir cité ce passage, qui est écrit d’abondance et de verve. J’y aperçois un sentiment qui me touche et que je partage; mais je crois y apercevoir aussi de graves imperfections. Dire que la science n’avise et ne pourvoit qu’au bien matériel des sociétés, c’est confondre la science abstraite avec l’application qui s’en fait à l’industrie, et supprimer d’un seul trait ce point suprême où elle atteint le vrai et charme les esprits par de pures splendeurs indépendantes de tout service d’utilité industrielle. J’approuve autant que je puis la phrase de M. Dupont-White où il définit le but et l’idéal des sociétés : une vue sur l’ensemble des intérêts humains. Que sera pourtant cet ensemble des intérêts humains, si l’on en retranche l’immense enchaînement des vérités scientifiques? Je ne voudrais pas insister sur cet argument, qui n’a besoin que d’être montré. Il faut donc absolument modifier l’une ou l’autre de ces deux propositions : ou admettre que le but social n’est pas relatif à l’ensemble des intérêts humains, ou faire à la science sa juste place. Ce dilemme ne veut pas dire autre chose que ceci : quelle est la part que le développement de la science a eue dans le développement total de l’histoire? La question n’est point oiseuse, car bien des gens sont disposés à croire que la science, considérée en soi, est une espèce de superflu sans efficacité, une œuvre de cabinet et de laboratoire, une curiosité de quelques esprits solitaires et amans des choses abstruses, fournissant (cela est maintenant incontesté) des ressources puissantes à l’industrie, mais ne sortant de l’utilité pratique que pour tomber dans la spéculation vide et stérile. S’il fallait par un seul fait montrer qu’il en est tout autrement, je rappellerais les efforts inouïs que font les croyances théologiques pour subordonner ou pour concilier la science, sans réussir ni à l’un ni à l’autre.

Suivant M. Dupont-White, quelques savans (il cite M. Auguste Comte, et me fait aussi l’honneur de me nommer) inclinent à iden-