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spirituel le christianisme, dans l’ordre temporel le régime féodal. Il serait possible, à l’aide des théories de la philosophie positive, et en étudiant avec soin les tendances de l’époque, d’établir que telle devait être en effet l’issue de la crise où le monde ancien, j’entends le monde civilisé, était engagé. Ceci néanmoins est très difficile à concevoir et à traiter. Montrer qu’alors une rénovation religieuse et morale était imminente, que le monothéisme en serait la forme, et que sans doute la Judée fournirait l’étincelle; d’autre part, montrer que, si l’autorité impériale venait à crouler, la société, partagée entre des puissans dont la puissance grandissait et des faibles dont la faiblesse croissait, ne comportait plus que la protection sous une multitude de chefs, et que de la sorte on allait voir reparaître, sous le nom de seigneuries, tous les petits gouvernemens de l’antiquité anté-romaine, avec cette double condition, gage et signe de la transformation, à savoir un suzerain tradition de l’empire et un pouvoir spirituel unique, œuvre du christianisme ; montrer, dis-je, l’enchaînement déterminé de cette double évolution serait une longue et laborieuse tâche que j’abandonne. J’aime mieux, ce qui suffit à mon objet, prendre empiriquement le fait historique comme le but auquel marchait l’empire romain : but nécessaire si l’on admet les considérations dont je viens de parler, but contingent si l’on ne veut pas aller plus loin, mais dans tous les cas but réel et nullement imaginaire, puisque, de façon ou d’autre, telle a été la fin. Examinons donc en quoi l’empire romain a servi ou gêné la double évolution.

Au moment où le christianisme commença et sous le plein empire des césars, l’état était sans aucune préoccupation religieuse; il s’était contenté (je me sers des paroles d’Horace) de refaire les temples croulans des dieux et d’effacer la fumée qui souillait leurs statues. Pourtant il voyait de mauvais œil les sectes, à moitié théologiques, à moitié philosophiques, qui fourmillaient à cette époque, et Sénèque, qui avait eu l’idée de cesser, d’après les préceptes pythagoriciens, l’usage de la viande, n’y donna pas suite, de peur de provoquer contre lui les sévérités de Tibère, qui sévissait alors contre la tourbe des sectaires. Aussi l’état fut-il irrité et même alarmé quand il reconnut que les chrétiens pullulaient de tous côtés. La tolérance est moderne d’institution et de pratique. Dire aux citoyens: « Ayez les croyances que vous voudrez, pourvu que vous respectiez les lois, » n’est possible que quand la morale commune et l’opinion publique sont assez fortes pour commander à la fois à l’état et à l’individu des règles et des égards qui amortissent les froissemens. On n’en était là ni d’un côté ni de l’autre sous les empereurs romains. Sénèque a dit quelque part que voir un homme vertueux aux prises avec la fortune est un spectacle digne d’admiration. Que sera-ce