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— Mais qui est-ce donc? Est-ce Luc Hédé? répétait-elle en approchant toujours du blessé.

— Non, c’est Jean-Marie...

— Dieu soit loué!... Ces mots échappèrent à Victorine, qui les prononça avec une sorte d’exaltation. Le moribond, rappelé au sentiment de la vie par la voix de celle qu’il avait tant aimée, se redressa avec effort, et la jeune fille, épouvantée du regard qu’il lançait sur elle comme pour lui reprocher ses cruelles paroles, tomba à genoux près de lui.

— Mon pauvre Jean-Marie, dit-elle avec des sanglots, vous êtes sauvé,... Dieu soit loué!...

— Non, murmura le marin agonisant, ce n’est pas là ce que vous disiez. Non, je vais mourir, moi; mais Luc est sauvé!... Monsieur le recteur, je lui pardonne... Elle n’a pas voulu me faire de la peine, c’était un cri du cœur!... Ah! que je voudrais pouvoir embrasser mon mousse !

Le surlendemain, Jean-Marie Domeneuc rendait le dernier soupir au presbytère. Il fut regretté de tous ceux qui l’avaient connu. Le jour de leur mariage, en revenant de l’église, Luc Hédé et la belle Victorine s’agenouillèrent devant la tombe où dormait l’homme courageux qui avait sacrifié sa vie pour leur bonheur. Ils lui devaient bien une prière; mais celui qui pleura sincèrement et du fond du cœur le pauvre Jean-Marie, ce fut son mousse. L’enfant héritait pourtant de la bisquine et aussi de la prime acquise au sauveteur de la goélette la Malouine; il oubliait tout cela, la mort de son patron le laissait seul au monde.

— Mon enfant, lui dit le recteur, te voilà presque riche; il est bon que tu t’instruises, que tu ailles aux écoles...

— Aux écoles !... répondit l’enfant avec terreur en reportant vers la mer ce regard mélancolique du marin qui a voué à l’Océan une inaltérable affection.

— Oui, aux écoles, reprit le recteur; tu apprendras à lire, à écrire, et tout ce qu’il faut savoir pour devenir aspirant de marine.

— A la bonne heure! répliqua le mousse. À ce prix-là, je ne demande pas mieux que d’étudier. Si c’était pour rester dans les écritures, voyez-vous, monsieur le recteur, j’aimerais mieux mourir... C’est égal, si jamais je deviens-capitaine de vaisseau, amiral, n’importe quoi, je le devrai à mon pauvre patron, à Jean-Marie Domeneuc. Que Dieu ait pitié de son âme !


THEODORE PAVIE.