Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/778

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur lui, et les observations qu’il provoqua ne furent pas toutes bienveillantes.

— Il ne pouvait pas se tenir plus au large ! s’écria un pêcheur forcé de rentrer sa ligne; il m’a fait manquer un magnifique poisson avec son vilain bateau!...

— Ce navire doit appartenir à un pauvre homme ! dit avec un accent de compassion une bonne grosse dame escortée de ses deux filles; la voile est rapiécée comme la veste d’un mendiant!

— Tiens, dit à son tour un monsieur qui lorgnait la mer avec une jumelle d’opéra, il y a dans ce bateau une jeune personne assez gentille!... Voyez donc!

La petite dame fort élégante qui l’accompagnait regarda Victorine avec son lorgnon, et daigna sourire à la Bretonne en signe d’approbation.

Tout ce qui se disait sur la jetée arrivait clairement aux oreilles de Jean-Marie et de Victorine : celle-ci retrouvait, grâce au compliment qui lui tombait de si haut, sa bonne humeur et sa gaieté; celui-là au contraire, mortifié par les propos blessans qui venaient de l’atteindre une seconde fois, ressentait plus cruellement encore les inconvéniens de sa pauvreté. Le chagrin agissant sur son esprit, il se troubla. Au moment d’amener la grand’ voile, il craignit de heurter la belle coiffe à dentelles sous laquelle se pavanait Victorine; il s’y prit de telle façon que la vergue renversa et fit choir dans la mer le petit pavillon qu’il avait vaillamment arboré au moment du départ sur l’arrière de son sloop. — Tant pis ! se dit-il avec tristesse, je ne le relèverai pas!... Aussi bien je n’avais qu’à amener pavillon; la traversée que j’ai commencée triomphalement a tourné pour moi en une déroute complète!...

Le pauvre Jean-Marie avait plus raison qu’il ne le croyait. Comme il rangeait son bateau le long de la cale pour permettre à Victorine de débarquer sans difficulté, un marin encore jeune, bien vêtu, la figure entourée d’un épais collier de barbe, se trouva là tout à point pour lui tendre la main. — Merci, cousin Luc, dit la jeune fille, vous allez me conduire chez ma marraine, n’est-ce pas?

Le cousin Luc prit le bras de sa cousine, et ils s’acheminèrent ensemble vers la porte de Dinan. L’oublieuse Victorine marchait vite, parlant haut et balançant la tête, comme un oiseau qui secoue ses plumes; elle s’en alla sans même se détourner vers Jean-Marie, qui serrait sa voile en faisant la plus piteuse figure. Le mousse avait couru après la passagère pour lui porter son paquet; il revint à la nuit tombante, son bonnet rempli de badious[1], qu’il venait d’ache-

  1. On nomme ainsi les cerises douces sur la côte de Saint-Malo.