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d’exactitude dans les détails, dont on ne se préoccupe pas absolument à l’Académie. L’œuvre était peut-être difficile d’ailleurs pour un esprit comme M. de Laprade. S’il est vrai, comme l’a dit spirituellement M. Vitet, que l’Académie française soit une galerie vivante de quarante portraits, et que toutes les fois qu’elle est obligée de. remplacer un de ces portraits, elle mette tous ses soins à n’en pas acquérir la copie, à chercher plutôt qui ressemble le moins à celui qu’elle a perdu, il est certain qu’elle ne pouvait mieux réussir. M. de Laprade est de la race des poètes, il n’est pas de la famille d’Alfred de Musset. M. de Laprade est une intelligence sérieuse et sincère, tout éprise de symboles et de hautes spéculations idéales. Il se crée volontiers une humanité un peu abstraite, de même qu’il se complaît à tous les spectacles d’une nature grandiose. Il aime à noter les symphonies des torrens et des vallées, même à faire parler les chênes, et c’est à ce point qu’on pourrait s’y méprendre, comme l’a dit M. Vitet d’une façon piquante: on croirait presque à une transfiguration des arbres et des montagnes. Ce que la poésie de M. de Laprade gagne en élévation et en sérénité, elle le perd peut-être en puissance communicative et émouvante. Quant à Alfred de Musset, dont le génie se plaisait beaucoup moins aux rendez-vous nocturnes sur les cimes alpestres, il fut avant tout le poète de la vie, de la jeunesse, de la passion, de tout ce qui se remue et palpite dans un cœur.

Il y a trente ans maintenant qu’Alfred de Musset entrait dans la carrière ; il était à peine adolescent alors, et touchait à sa vingtième année. Il était le plus jeune d’une génération qui arrivait sur la scène du monde, et de cette génération il n’avait ni les mélancolies, ni le penchant à la méditation rêveuse, ni le goût des spéculations philosophiques, bien qu’il eût obtenu un prix de philosophie au collège, ainsi que nous l’apprend M. de Laprade. Il paraissait au contraire avec toute la turbulence de la jeunesse, avec la grâce d’un page qui se moquait de tout, même de l’amour. Alfred de Musset se moquait en effet dans les Contes d’Espagne et d’Italie, et pourtant ce n’était pas seulement un moqueur qui se révélait en certaines pages de Portia. Il y avait jusque dans l’ironie et dans l’enjouement de ce scepticisme exubérant je ne sais quelle puissance d’émotion et quelle ardeur frémissante tout près d’éclater. Laissez passer un peu de temps, ces accens indistincts se dégageront et deviendront l’invocation au Tyrol dans la Coupe et les Lèvres, ou les merveilleuses strophes sur don Juan dans Namouna. Que quelques années encore s’écoulent, le poète aura vécu ; à ce désabusement de fantaisie et à cette expérience prématurée dont il prenait les dehors, il aura ajouté l’expérience vraie et réelle; il aura senti le poids de la vie et le prix des larmes; il aura usé et abusé peut-être, et alors de cette imagination ou de ce cœur de poète jailliront les Nuits et ce chant presque religieux de l’Espoir en Dieu. On a presque dit à l’Académie qu’il y avait eu deux hommes en ce gracieux génie, qu’entre les inspirations de la première jeunesse d’Alfred de Musset et les inspirations de sa jeunesse plus virile, il y avait comme un parfait contraste. Le contraste est plus apparent que réel. Ces deux hommes qu’on croit distinguer n’en faisaient qu’un; c’était une même nature développée et fécondée par la vie, passée au brûlant creuset et façonnée par ce mystérieux travail d’où sort un poète attendri et