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pelle trop fréquemment celle de son prédécesseur, M. Achard aura le droit de se dire spolié. Les modifications que M. Augier a fait subir à l’idée première de Maurice de Treuil l’altèrent sans doute, mais ne la transforment pas. L’imitation qu’on soupçonne dès la fin du premier acte devient flagrante aux deux actes suivans, et ce n’est qu’au quatrième que le dramaturge s’écarte de la situation choisie par le romancier.

Nous sommes à la campagne, chez Mme Bernier, une veuve riche et jeune encore, sur laquelle deux singulières variétés de gentilshommes, un vieux dandy sur le retour, M. de Laroche-Pingoley, et un vieux chimiste trop mondain pour être réellement savant, ont placé leurs espérances matrimoniales. Pourquoi M. de Pingoley aspire à la main de la veuve, on le comprend : les rats ont miné les fondemens de sa fortune, et il n’a pas impunément mené pendant trente ans la vie d’oisif et de dandy ; mais pourquoi le vieux baron de La Palude, faux savant dont l’unique ambition est d’entrer par intrigue à l’Institut, importune la veuve de ses poursuites amoureuses, on le comprend beaucoup moins. Est-ce par ambition, par cupidité, par affection sénile? Quels que soient les motifs de ce ridicule amour, il nous importe après tout fort peu de les connaître. Ce qu’il est plus important de savoir, c’est que Mme Bernier possède une fille, et que le vieux La Palude entretient auprès de lui, en qualité de préparateur, un jeune chimiste qu’il exploite indignement. Le jeune chimiste est amoureux de Mme Clémentine : amour sans espoir en apparence, tant les distances sont grandes entre eux.

Le caractère de la jeune fille se présente d’une manière assez originale dans ce premier acte, et a été finement esquissé par M. Augier. C’est une jeune fille ni trop romanesque ni trop positive; c’est, qu’on nous permette ce jargon, un caractère d’une bonne moyenne. Ses nombreuses lectures romanesques, la fréquentation du monde, l’expérience précoce que donne l’éducation moderne, loin d’exalter Qt d’échauffer sa nature sensée, n’ont fait au contraire que la refroidir. Elle est blasée sur tous les sentimens faux grâce à ses lectures romanesques, défiante et sceptique à l’endroit des sentimens vrais grâce à sa précoce expérience. Donc pas de vains rêves et pas d’entraînemens; son cœur n’a pas d’ambition. Elle ne s’attend pas à être aimée pour elle-même, cependant elle voudrait bien que sa personne fût prise un peu en considération par son futur mari. Elle ne compte pas aimer avec passion, cependant elle voudrait bien que son mari ne lui déplût pas. On n’est pas moins exigeant. Dans de pareilles conditions d’esprit et de cœur, il est évident qu’elle appartiendra à l’homme qui l’aimera un peu, quel que soit cet homme. Aussi, lorsqu’elle s’aperçoit de l’amour du jeune chimiste Pierre Chambeau, elle n’en est ni étonnée ni scandalisée. Pourquoi pas lui aussi bien qu’un autre? Elle ne l’aime pas beaucoup, beaucoup; mais il ne lui déplaît pas. Bref, lorsque M. de Laroche-Pingoley prononce le mot de mariage devant Mme Bernier et sa fille, il est écouté sans étonnement et sans colère. Lorsque la toile se relève au second acte, Pierre et Clémentine sont unis, et nous sommes à Paris, dans l’hôtel de Mme Bernier.

Cependant la situation est mauvaise pour Pierre Chambeau. Lui seul en définitive dans ce mariage a agi avec entraînement, chaleur et désintéres-