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— Mais je ne vois rien, dit-il. — Celui-là est-il aussi du complot? me disais-je, en lui donnant de nouvelles explications.

— Ah ! reprit-il avec un sourire, vos amis étaient chez vous ; on aura peut-être un peu bu à l’indépendance italienne; cela n’est pas sain pour les gens nerveux. Dormez bien, chevalier, demain il n’y paraîtra plus.

Il partit; le misérable me croyait ivre; j’étais exaspéré. Quand je portais la main à mon cœur, je la voyais rouge; j’étais bien certain d’avoir été frappé. Ce médecin avait cependant ordonné je ne sais quelle drogue que je pris; je m’endormis profondément, de ce sommeil frère de la mort que vous savez, et il était plus de midi lorsque le lendemain je me réveillai. Malgré Giovanni, qui invoquait ma faiblesse et voulait me retenir, malgré ma blessure qui me brûlait la poitrine, je courus à l’appartement de Lélio : on me dit qu’il était sorti depuis le matin; j’allai à son atelier, on me répondit qu’il n’y avait pas paru depuis la veille. Chacune de ces réponses me remuait d’une angoisse plus profonde, et cependant pouvais-je souffrir davantage? quel doute restait-il dans mon âme? La veille, au milieu de cette nuit maudite, n’avais-je pas vu la trahison dans toute son horreur, et l’amitié ne m’avait-elle pas frappé d’une main sacrilège? Je courais; les gens qui passaient près de moi me regardaient et disaient : Il est fou!... Non, je n’étais pas fou! non, car ma raison, éclairée par une lucidité merveilleuse, me découvrait la profondeur du gouffre où je roulais; non, je n’étais qu’un pauvre être qui succombe sous l’écroulement de sa vie tout entière! J’arrivai chez Annunziata; je la cherchai, elle n’y était pas; je furetais comme une louve qui a perdu ses petits, je donnais à peine aux domestiques le temps de me répondre, et il me semblait que tout le monde se moquait de moi. J’arrivai dans le cabinet de Spadicelli.

— Ah ! me dit-il avec un sourire qui me parut plein d’ironie, vous cherchez nos jeunes gens? Je viens de les voir tout à l’heure qui se promenaient dans le jardin.

Je ne fis qu’un bond; derrière un massif d’arbres, je les aperçus; Annunziata avait passé son bras sur l’épaule de Lélio et marchait près de lui. Au bruit de mes pas, ils se retournèrent. Annunziata vint vers moi avec résolution.

— J’aime Lélio, me dit-elle; prends ma main, chevalier, et soyons bons amis !

— Ah! lâche et misérable, criai-je à Lélio, c’est donc vrai? et voilà ce que valait ton amitié !

— Eh! que valait donc ton amour? reprit Annunziata.

— Cette nuit, Lélio, tu m’as frappé au cœur, ici, à cette même place, et ma vie s’en va par ma blessure.