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nos cœurs, je t’ai donné les secrets de ma vie, je sens que l’amitié qui nous lie tient aux fibres les plus précieuses de mon être. J’ai en toi une confiance que rien n’ébranlera; ta parole sera pour moi l’or pur de la vérité; réponds-moi avec franchise : aimes-tu Annunziata?

Au lieu de me répondre oui ou non, comme je l’espérais, Lélio s’emporta. Il s’indigna d’être soupçonné par moi, qui, disait-il, devais savoir mieux que tout autre qu’il était incapable de trahir un ami; du reste, il s’affligeait de ma question plus encore qu’il ne s’en étonnait, car depuis longtemps il avait remarqué en moi un caractère soupçonneux jusqu’à l’injustice et inquiet jusqu’à la maladie. Il avoua qu’il trouvait Annunziata charmante, mais seulement à titre de bon camarade; pour elle il avait une sérieuse affection fraternelle, mais point d’amour, et c’était être fou que d’oser jeter entre nous des défiances injurieuses. J’abrège, car le cœur me manque; à la fin, ce fut moi qui me disculpai.

Quand je repense à tout cela, je ne comprends rien à ma sottise; l’évidence m’aveuglait donc, car je ne voyais rien; je m’appuyais pour me combattre moi-même sur l’amour d’Annunziata, qui n’existait plus, et sur l’amitié prête à toute trahison de Lélio. Leurs mensonges étaient plus forts que ma vérité; dans cet instant, je faisais plus que de douter de moi, je n’y croyais plus, et je sacrifiais tout au besoin d’avoir encore foi en mon bonheur.

C’était un mercredi, je vous l’ai dit; le soir j’avais une nombreuse réunion chez moi, car on devait y lire un poème libéral récemment imprimé à Turin, et dont un exemplaire avait pu arriver à Brindisi malgré la surveillance de la police napolitaine, qui s’imagine encore que l’on fait des révolutions avec des livres. La lecture commença, et chacun s’accommoda pour l’entendre à son aise. Bercé par la cadence monotone des vers, qui faisait comme une basse continue à la voix de mes pensées, je laissai mon esprit m’entraîner hors de la sphère étroite où j’étais enfermé. J’entendais, mais je n’écoutais plus. Que m’importaient du reste à ce moment le sort de l’Italie et celui du monde? Nul intérêt n’était assez puissant pour lutter contre celui qui me tenait en éveil. Je pensais à Annunziata et à Lélio; ma confiance s’ébranlait peu à peu, ma vision m’apparaissait de plus en plus nette, et de sa lumière éclatante me montrait mon amour raillé, mon amitié trahie et mon bonheur perdu. Une voix intérieure qui ressemblait à celle de ma tante me répétait : — Je te l’avais bien dit, et ce nom que tu n’as pas entendu, c’était celui de Lélio. — Je faisais mille projets insensés qui se détruisaient l’un par l’autre; je cherchais une lueur pour me conduire, et je ne voyais que la nuit. Vers onze heures et demie, pendant un repos, Lélio se leva et se dirigea vers la porte.