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voir, et souvent il allait sur le bord de l’Adriatique faire seul des promenades qu’autrefois nous faisions toujours ensemble. Quelquefois le soir il parlait, sur un ton général, de sentimens qui sont plus forts que la volonté, de combats inégaux d’où l’on sort toujours vaincu, d’événemens fatalement imposés par la destinée. Je l’écoutais sans savoir où il voulait en venir. Annunziata l’approuvait d’un signe de tête, et nous retombions dans le silence. Je sentais bien instinctivement que je vivais dans une atmosphère troublée, mais, dans mon aveugle confiance, je ne comprenais rien aux sentimens qui agitaient Lélio; je ne devais pas tarder à comprendre.

Un jour, un mercredi, j’étais chez Annunziata, dont la tristesse devenait de plus en plus visible; je commençais à m’inquiéter de son état, et je la contemplais étendue sur un canapé, presque insensible à ma présence, l’œil égaré vers le ciel dans une rêverie profonde. Après quelques paroles insignifiantes échangées entre nous, elle retomba dans son mutisme, emportée par une pensée où je sentais que je n’étais pour rien. Son attitude m’étonna, et pour la première fois depuis bien longtemps je rabaissai mes yeux vers son cœur. Il n’y avait plus trois morts, il y en avait quatre, et j’étais le quatrième!... Devant eux, devant nous, hélas! un Lélio splendide se tenait d’un air de triomphe. Je me jetai sur Annunziata. — Tu aimes Lélio! lui criai-je.

Elle se cacha la tête dans les mains avec un mouvement d’effroi, puis, découvrant son visage et dirigeant sur moi des regards où je pus lire un implacable sentiment de révolte : — Vas-tu recommencer tes folies? me dit-elle; n’est-ce point assez de m’avoir abreuvée d’amertume jusqu’à l’agonie avec tes cauchemars du passé? Laisse-moi donc enfin vivre en paix ! Si jamais j’aime Lélio, je te le dirai.

Pendant qu’elle parlait, je me voyais dans son cœur; mon image décrépite et ridée comme celle d’un centenaire essayait de se soulever et se tourmentait pour se mettre debout; elle y réussit, et, tout en trébuchant, elle se dirigea vers Lélio, qu’elle voulut saisir à la gorge; mais il n’eut qu’à la toucher du doigt, et elle retomba immobile à côté des autres morts, qui silencieusement éclatèrent de rire.

— Mais je le vois, lui dis-je, je le vois, celui que tu aimes, et moi je suis étendu sans vie à tes pieds!

— Eh! que m’importe ce que tu vois, méchant fou, qui prends tes hallucinations pour des vérités? me répondit-elle avec colère. Crois-moi, Fabio, ta route est mauvaise, car à force de faire souffrir les autres on finit par ne plus mériter de pitié.

Je courus chez Lélio. — Toute parole est grave à cette heure entre nous, lui dis-je. Je suis ton meilleur et ton plus vieil ami; nous avons vécu côte à côte, comme deux frères; nous avons mêlé