Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/723

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le jeune homme, et j’acharnais ma colère contre ce proscrit ensanglanté, car je comprenais que lui seul avait été aimé, et que son souvenir était le plus vivant. Je frémissais à la pensée de ce rival posthume; j’aurais voulu ranimer réellement ce mort, jouer ma vie contre la sienne dans un combat sans merci, et, en présence de la haine aveugle qui me dévorait, je me trouvais généreux jusqu’à la magnanimité d’avoir rendu à Annunziata le coffre noir et la chose affreuse qu’il renfermait.

Je sortis la tête en feu; au lieu de rentrer à Brindisi, je marchai devant moi, au hasard. C’était une de ces journées de l’équinoxe d’automne si terribles sur les bords de l’Adriatique; j’allais, les cheveux au vent, parlant tout haut, illuminé d’une lucidité absurde qui éclairait le passé, et me laissait me débattre contre un avenir que je sentais confusément ruiné par ma folie. Parfois je m’arrêtais, pensant à Annunziata. Elle pleure, me disais-je; puis je repartais, plus emporté, plus injuste encore, en m’écriant : Et moi! et moi donc! n’ai-je pas plus de douleurs que je n’en puis porter? — Combien de temps marchai-je ainsi? Je l’ignore ! La nuit était venue lorsque j’arrivai à un pauvre village de matelots; je me reposai dans une osteria, j’avais la fièvre, le sifflement de mes artères m’étourdissait, et ma tête vide me semblait lourde à porter comme un monde. Je revins par le rivage. Des rafales de pluie aigres et pénétrantes m’enveloppaient; les flots, soulevés par le vent de tramontane, s’abattaient jusque sur mes pieds. Je marchais enivré de ma souffrance et plein d’une volupté amère qui m’enorgueillissait. — Je partirai, me disais-je, je la fuirai, je ne la verrai plus; qu’elle vive avec ses souvenirs, puisque je n’ai pu réussir à les chasser de son cœur!... Où irai-je?... Qu’importe? le monde est grand; mais je l’aurai usé sous mes pieds avant d’avoir épuisé mes peines. Elle ne comprend pas ce que j’éprouve, elle ne voit pas que ce malheur qui m’accable est le plus grand qu’un homme puisse subir, et que la bataille contre d’insaisissables fantômes est le pire de tous les combats. Elle me trouve injuste et méchant; tant mieux! qu’elle m’oublie! Je veux tuer mon amour; je ne veux plus la voir, et je ne la verrai plus !

A quelque distance du rivage, j’aperçus une lumière à travers les arbres; je reconnus la maison d’Annunziata, j’y courus, je fis notre signal habituel, et j’attendis. Elle vint m’ouvrir, pâle et blanche comme une apparition. — Ah! cher Fabio, me dit-elle en se jetant à mon cou, j’avais peur de ne plus te revoir!

Le lendemain, lorsque, dans ma chambre à Brindisi, je me réveillai tard après un lourd sommeil que m’avaient valu les émotions et les fatigues du jour précédent, j’aperçus ma tante assise à mon chevet. Du doigt, elle me montra mes vêtemens souillés de sable et encore humides ; — Quel métier de loup-garou faites-vous donc,