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rent mon image, devenue menaçante. Annunziata fit un effort pour sourire; mais son pauvre visage se décomposa, elle éclata en sanglots, et, se cachant la tête sur mon épaule, elle me cria à voix basse ces deux vers d’une chanson sicilienne :

Dans leurs tombeaux, dans leurs tombeaux,
Laisse les morts dormir en paix!

Lorsqu’au point du jour je quittai Annunziata, j’étais brisé. Le monstre des jalousies rétrospectives avait mordu mon cœur; je maudissais la vie, qui m’avait jeté trop tard sur la route de celle que j’aimais; je haïssais le monde, qui n’avait pas respecté pour moi seul cette fleur de pureté que j’aurais voulu être le premier à cueillir; j’évoquais des fantômes pour me battre avec eux; j’accusais Annunziata des crimes que, sans me connaître, elle avait commis contre moi; toute part d’elle qu’elle avait pu donner à d’autres me semblait un vol dont j’étais la victime. Sur cette route douloureuse où j’avais mis le pied par imprudence, je voulais aller jusqu’au bout, dussé-je y déchirer ma tendresse, et quand une lueur de ma raison presque éteinte me montrait l’odieuse injustice de mes reproches, je levais les épaules et je m’écriais : Qu’importe, puisque je souffre?

Au déjeuner, je vis ma tante ; elle n’eut pas de peine à lire sur mon visage bouleversé de quelle douleur j’étais atteint. Une oppression inexprimable étouffait dans ma poitrine ma respiration impuissante, et mes paupières brûlantes enflammaient mes yeux.

— O mon cher Fabio, me dit ma tante, veille sur toi ; il faut être le divin Ulysse inspiré par Minerve pour pouvoir interroger les morts sans être tué par eux. L’amour est un lac paisible ; pourquoi cherches-tu les tempêtes, puisque tu n’as point autour du cœur l’as triplex dont parle Horace? Tu défiais le sphinx! Pauvre petit, c’est aujourd’hui seulement qu’il t’a posé son énigme; sauras-tu la deviner?

— Mais qui donc êtes-vous, m’écriai-je avec surprise, pour deviner si bien ce qui m’agite?

— Je suis de la famille, répliqua-t-elle. Après quelques secondes de silence, elle ajouta : Te voilà troublé jusqu’à la moelle des os parce que tu as été secoué par les flots de Charybde; prends garde à Scylla, elle t’enlèvera peut-être ton meilleur compagnon.

Je lui demandai l’explication de cette phrase, que je ne comprenais pas; mais elle refusa de répondre, et je ne pus rien tirer de cette étrange personne, qui savait toutes choses et pouvait rester impénétrable.

Dès que je le pus, je courus chez Annunziata; elle était sortie pour accomplir je ne sais lequel de ces devoirs religieux dont on est littéralement accablé dans les petites villes du royaume de Na-