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palpable pour me pousser vers l’abîme où je devais m’engloutir. Depuis plus d’une année, je vivais ainsi dans des joies puissantes qu’assombrissaient parfois mes dangereuses rêveries, lorsque le jour anniversaire de la mort de mon grand-père arriva. Selon l’usage constant de notre famille, je fis célébrer une messe commémorative, et j’assistai au service avec ma tante, Giovanni et toute notre maison, la famiglia, comme nous disons en Italie. Après l’office, Giovanni, marchant près de moi, me raconta de nouveau les circonstances qui avaient accompagné la mort du bon vieillard. Pour la première fois je me pris à réfléchir avec angoisse à cette puissance mystérieuse dont parlait Giovanni; pour la première fois je ne la considérai pas comme une fable inventée à plaisir afin d’amuser mon enfance, et je restai rêveur, agité par mille idées confuses dont je ne pouvais dégager une résolution.

— Qu’en pensez-vous? dis-je à ma tante après lui avoir soumis les doutes qui m’obsédaient.

— Je pense, me répondit-elle avec une expression sérieuse et presque solennelle que je ne lui aurais pas soupçonnée, je pense que toute faculté extra-humaine est un danger pour celui qui la possède. S’il est vrai que vous soyez doué de cette puissance redoutable, contentez-vous de le savoir, et n’en usez jamais. Éloignez toute tentation de votre âme, et, puisque vous pouvez, sachez, sous peine d’irrémédiables malheurs, être assez fort pour vous contraindre à ne jamais vouloir. Mon neveu, prenez garde à la boîte de Pandore !

Le lendemain, par une nuit de printemps toute pleine d’étoiles, alanguie par les premières chaleurs et rayonnante des clartés de la lune, j’étais près d’Annunziata; jamais sa gaieté ne m’avait paru plus vive, plus franche, plus entraînante. La tête penchée sur l’oreiller, elle dormait de ce beau sommeil de l’enfance heureuse; le calme de son âme semblait descendu sur ses traits, et donnait à son visage une sérénité que je ne me lassais pas d’admirer. En proie à une indéfinissable émotion, je la contemplais, et pour mon malheur je me demandai de nouveau et impérieusement quels étaient les secrets de cet être qui s’était si entièrement donné à moi. — Par quelle malédiction impie, me disais-je, ne peut-on pénétrer jusqu’aux fibres les plus profondes du cœur de ceux qu’on aime, afin de tout aimer en eux, leurs fautes, leurs remords, leurs crimes, s’ils en ont commis, leurs espérances et leurs regrets? Pourquoi l’âme ne transparaît-elle pas à travers le corps? Pourquoi ne puis-je voir par moi-même, et suis-je forcé de croire à des paroles dont le dernier mot ne sera peut-être jamais prononcé? Est-ce bien moi qui le premier, est-ce moi qui le plus fort du moins ai fait battre ce cœur où je voudrais vivre seul? Où est-elle, cette vérité implacablement exacte que je voudrais savoir, et comment la connaître?