Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/711

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A dix heures, je souhaitai le bonsoir à ma tante en lui baisant la main, selon notre usage journalier; elle retint ma main dans la sienne et me dit : — Bonne nuit, mon neveu ; fermez bien vos fenêtres afin d’éviter l’air de la mer; il est dangereux pour les jeunes gens quand il fait clair de lune.

Je rentrai chez moi; je tournais sans repos dans ma chambre; j’écoutais les heures sonner aux églises; le temps avait des ailes de plomb.

— Et si le treillage se brise sous mon poids?... me dis-je tout à coup. Eh bien! tant mieux! En me voyant au jour couché sans vie sous son balcon, elle comprendra combien je l’aimais!

A minuit moins un quart, je partis. Non, jamais, jamais, dussé-je vivre les éternités de Brahma, je n’oublierai cette nuit sereine et puissante. Je me suis plaint depuis, j’ai accusé Dieu, j’ai maudit mes jours, j’ai eu tort, car, malgré les souffrances qui m’ont accablé, j’ai eu là une de ces minutes comme nul être humain n’a pu en rencontrer !

J’arrivai au jardin; il était couvert d’ombre, les senteurs du jasmin m’enveloppaient de parfum, la lune éclatante semblait glisser sous les nuages; j’entendais le murmure adouci de la mer, une brise insensible chantait à travers les arbres. Ah ! tout était beau, plein de promesse et d’espérance !

J’approchai de la maison; le cœur me battait haut dans la poitrine, je vous le jure ; je crus distinguer une forme indécise à la fenêtre; je saisis le treillage, j’y mis le pied, et je montai dans la verdure. Quelque lézard effrayé sortit de son trou et silla à travers les feuilles. À ce bruit, je m’arrêtai comme foudroyé; des cercles d’or tournaient devant mes yeux, mes oreilles tintaient, et je me sentis plus débile qu’un enfant nouveau-né. Je repris lentement mon ascension; arrivé près du balcon, j’étendais le bras pour en atteindre la rampe, lorsqu’une main me saisit en m’attirant vers elle, et j’entendis une voix qui me disait tout bas : — Pauvre petit! tu risques de te rompre le cou!

Ce fut là toute la séduction, et de cet instant une vie nouvelle commença pour moi. Ah! que cette pauvre ville de Brindisi me parut un séjour charmant! Je ne pensais plus à la quitter; je ne regrettais plus Pise, j’aimais les railleries de ma tante, qui paraissait en savoir beaucoup plus long qu’elle n’en disait, et je m’étais accoutumé à l’absence de Lélio. Je lui écrivais cependant; mais, je dois l’avouer, ce n’était pas pour m’informer, de sa santé et de ses progrès que je lui envoyais de longues lettres : c’était afin de lui parler de ma vie, de lui raconter le bonheur qui me débordait et m’eût étouffé sans les épanchemens de la confidence. Il me répondait régulièrement. « Tu aimes, me disait-il dans une de ses lettres,