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sens pratique, de tendres aspirations et d’âpreté dans la satire, de bonhomie patriarcale et de misanthropie atrabilaire, qui donne à l’œuvre de Jerrold son aspect spécial, et met à part celles de ses productions qui ont chance de survivre, on s’étonne, au premier abord, de ne trouver qu’un vocable anglais, et cependant rien de plus naturel, toute réflexion faite. Ce mot, c’est l’adjectif quaint, dont l’équivalent n’existe pas chez nous, tant y est rare la qualité qu’il exprime : une originalité franche et sournoise tout à la fois, vivacité de nature contenue et mise en relief par quelque affectation pédante, parfum de rose et de vieux bouquin, veine comique dans un esprit sérieux, fantaisie d’enfant sous des cheveux gris. On nous comprendra peut-être mieux si nous disons tout simplement que Douglas Jerrold, plus concentré en lui-même, moins pressé par les nécessités d’une incessante production, eût pu rappeler çà et là, dans ses essais et dans ses contes, quelques chapitres de Rabelais, quelques pages de Montaigne, quelques billets d’Henri IV, qu’il y a une certaine affinité lointaine entre Charles Nodier et lui, qu’il ne s’était pas impunément nourri de Jean-Paul, et enfin qu’il rappelle plus directement encore (car il faut revenir en Angleterre pour lui trouver ses véritables analogues) Charles Lamb, Bunyan, sir Thomas Browne, Donne, Fuller, Cowley, et tous ces beaux esprits, si à l’aise dans leurs hauts collets goudronnés, qui ont illustré l’Elisabethan Æra.

Écrivain de vocation, toujours prêt, laborieux, infatigable, l’homme dont on vient d’esquisser la vie a tenu une place considérable dans son pays. Le Lloyd’s Weekly Newspaper avait conquis sous sa direction une énorme publicité[1]. Publiciste et en quelque sorte poète politique, Douglas Jerrold a dû exercer très certainement sur le progrès intellectuel de ses compatriotes une influence notable, et cela dans le sens des idées auxquelles l’avenir semble dévolu. Cette renommée, cette autorité passagère lui ont coûté pendant sa vie beaucoup d’heureux loisirs, et après sa mort une bonne portion de la durée qu’il eût pu assurer à son nom; mais en somme, s’il n’est pas de ceux qu’il faut imiter, il n’est pas non plus de ceux qu’il faut plaindre. Ce fut une âme honnête et vaillante, une imagination active et féconde, un esprit ingénieux, alerte et vif. Enfin, vigoureux athlète, il est tombé sur un monceau de couronnes, regretté de plus d’un noble cœur qui battait à l’unisson du sien. Souhaiter une fortune meilleure, c’est être ambitieux.


E.-D. FORGUES.

  1. Il se vendait, en 1857, à 182,000 exemplaires.