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côté, et, dominée peut-être par la fixité impérative de mon regard, elle les arrêta sur moi. Son compagnon se pencha vers elle, me désigna d’un insaisissable signe de tête, et lui murmura quelques paroles à l’oreille : elle me considéra attentivement et devint sérieuse, je me sentis rougir; mais deux minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’elle éclatait de rire de plus belle en voyant Bartholo se précipiter dans les bras du barbier pour fuir les menaces du comte déguisé en soldat.

Quand le spectacle fut terminé, je courus sous le péristyle; elle me frôla en passant, et, montant dans une voiture, elle laissa retomber son châle, comme si elle eût voulu me montrer d’un seul geste toute la splendeur de sa beauté. — Ah! m’écriai-je en moi-même, si tu étais Rosine et si j’étais Lindor, je saurais bien t’arracher à ton vieux Bartholo !

Je retournai plusieurs jours de suite au théâtre, mais en vain; je ne devais pas la revoir à Naples. Je partis pour Brindisi, l’esprit fort préoccupé de cette inconnue. Pendant les lentes journées de voyage à travers la Pouille, qui est bien le plus affreux pays de la terre, je pensais à elle, et il me semblait toujours entendre son rire joyeux éclater à mon oreille. Seul, à cheval, sur les routes poudreuses, je chantais les airs du Barbier de Séville, et je regrettais l’apparition de cette femme comme on regrette une espérance entrevue.

A Bari, où j’arrivai après une marche de dix heures et sur mon cheval fatigué, je descendis à l’auberge du Cygne d’azur ; il y avait devant la porte une chaise de poste attelée et prête à partir. En passant sous le porche, je l’aperçus, elle, la femme du théâtre San-Carlo, donnant le bras à son vieux compagnon ; ils se dirigeaient vers la voiture. Je restai pétrifié; que faire? rester ou les suivre à tout prix, n’importe où, jusqu’au bout du monde? Le vieillard laissa glisser de mon côté un sourire narquois; elle m’avait reconnu, et, voyant la perplexité qui devait se lire sur mon visage, elle leva doucement les épaules. Que signifiait ce geste? de la pitié, de l’impatience? Je ne pus me l’expliquer. Elle monta dans la chaise de poste, et, me voyant toujours immobile, indécis et comme anéanti, elle éclata de ce rire argentin dont le souvenir sonnait si haut dans ma mémoire. Je me sauvai, sans oser la regarder encore, et j’entendis la voiture qui s’éloignait au grand trot. Je dormis mal; je me reprochai durement ma couardise; j’aurais dû la suivre, la rejoindre, lui parler; j’aurais dû!... J’employai ma nuit à mettre des infinitifs à la suite du conditionnel passé, qui est le temps des amoureux, ainsi que me le disait un grammairien. Je ne m’en dédis pas, j’étais amoureux, et lorsque j’arrivai enfin à Brindisi, un lundi matin, l’image de la belle rieuse remplissait mon âme.

Quoique ma tante ne m’eût jamais vu, elle m’accueillit comme si