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— Cela n’aurait rien d’étonnant, répondit le docteur, le temps est à l’orage. J’y vais. Excusez-moi, ajouta-t-il, un de mes malades me réclame ; je tâcherai d’aller vous rejoindre.

— Non, lui dis-je, je vous accompagnerai, car il est fort possible que je trouve aujourd’hui le mot d’une énigme qui me préoccupe depuis longtemps.

Le docteur passa, sans répondre, son bras sous le mien ; nous revînmes à la maison, nous traversâmes le parc qui entourait la villa, et nous arrivâmes devant un petit pavillon isolé, abrité sous des pins d’Italie et précédé d’un parterre où s’épanouissaient de magnifiques roses rouges. Au bruit de notre approche, la porte s’ouvrit et Fabio parut, se dirigeant vers nous. Il me reconnut et me salua d’un triste sourire ; puis, marchant avec rapidité vers le docteur, il lui prit la main et lui dit : — Docteur ! docteur ! vos soins seront inutiles ; j’allais mieux depuis quelques jours, mais ma blessure s’est rouverte ; voyez, les roses étaient blanches hier, aujourd’hui elles sont rouges ; j’étais fatigué, je me suis endormi près d’elles, et elles ont pris la couleur de mon sang qui s’écoule.

— Nous allons voir cela, dit le docteur, et il rentra dans le pavillon avec Fabio. Il en sortit quelques instans après ; Fabio paraissait plus tranquille. Nous fûmes régulièrement présentés l’un à l’autre ; mais ma curiosité, réveillée par cette nouvelle rencontre, ne devait pas être satisfaite ce jour-là, car le docteur ne tarda pas à m’emmener sous prétexte que le malade avait besoin de repos.

Je racontai au docteur, dès que je fus seul avec lui, les scènes dont Fabio m’avait rendu le témoin, et je le priai de me dire l’histoire de cet étrange garçon.

— Liez-vous avec lui, me répondit le docteur ; cela vous sera facile, car il est très sociable. Si vous étiez médecin, l’étude de ce jeune homme aurait pour vous un intérêt précieux ; il est l’exemple d’une de ces maladies mystérieuses que la physiologie constate sans trop pouvoir parvenir à les expliquer ; il est jeune, solide, sain, et cependant il souffre d’une blessure qu’il voit, qu’il touche, et qui n’a jamais existé que dans son imagination. Ses peines morales sont devenues pour lui une douleur physique ; c’est un de ces renversemens de facultés auxquels les aliénés sont si fréquemment sujets. Chez lui, le sentiment s’est tourné en sensation, et dans toute sa vie d’ailleurs il en a toujours été ainsi ; il a vu ce qu’il éprouvait, ses inquiétudes ont pris un corps et se sont faites des êtres animés qui l’ont obsédé jusqu’à le réduire à ce douloureux état où la raison oscillante a perdu sa direction. Il est possible qu’il soit fou, il est possible qu’il ne le soit pas ; moi-même je n’en sais rien. Certains hommes sont doués parfois de facultés spéciales que nous appelons surnaturelles, parce que nous ne les comprenons pas ; est-il un de ces hommes-là ?