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Giovanni, elle est rouge; le sang coule toujours. Chacun connaît mon malheur, puisque les étrangers y font allusion !

Il se leva, saisit le bras de Giovanni et l’entraîna vers un escalier qui montait à l’étage supérieur. Au moment de mettre le pied sur la première marche, Giovanni se retourna vers moi et me dit avec un accent de reproche : — Ah ! monsieur, qu’avez-vous fait? Pourquoi lui avez-vous parlé de Brindisi?

Je restai confondu. J’avoue que j’ignorais à cette époque que le Brundusium d’Horace était devenu le Brindisi du canal d’Otrante; mais quand même je l’aurais su, je n’eusse pas mieux compris pourquoi cette innocente citation avait produit tant de mal.

L’hôte parut quelques instans après, venant de la part de Fabio me dire qu’il me priait de l’excuser, qu’il se sentait souffrant, et qu’il allait essayer de dormir.

— Mais qu’a-t-il donc? demandai-je.

— Eh ! qui le sait? Le grand diable d’enfer lui aura soufflé de trop près dans la cervelle! me répondit l’hôte, et d’un geste significatif il se frappa le front.

Le soir, le vent calmé ayant rendu la lagune praticable, je pus repartir, et le canon du stationnaire autrichien avait depuis longtemps annoncé la retraite, lorsque je rentrai à Venise.

Pendant les jours qui suivirent ces événemens, sentant une vive curiosité éveillée en moi, j’essayai de rejoindre Fabio, mais en vain. Une seule fois je l’aperçus au Canareggio, comme il entrait au palais Labia, la tête penchée, plus pâle encore, s’il est possible, et appuyé sur le bras de Giovanni, qui, me voyant de loin, pressa le pas pour m’éviter. J’en parlai à diverses personnes; nul ne le connaissait, et je restai sans pouvoir éclaircir l’étrange scène dont j’avais été le témoin. Les mille intérêts du voyage et par-dessus tout l’insouciance de la jeunesse effacèrent peu à peu ce souvenir, mais sans réussir à le faire disparaître. Dans mes instans de repos, je pensais souvent au chevalier, aux paroles singulières que je lui avais entendu prononcer, et aux sollicitudes inquiètes de son vieux domestique.

Cependant j’avais quitté Venise avec ce serrement de cœur que connaissent tous ceux qui l’ont habitée, et vers la fin du mois d’août j’arrivai à Florence. Au lieu de me loger à l’auberge, j’étais descendu chez un vieil ami de ma famille, le docteur D..., que j’avais connu pendant mon enfance. Le docteur avait longtemps séjourné à Paris; ancien élève de Blanche, d’Esquirol et de Ferrus, il était le plus remarquable aliéniste d’Italie, et dès qu’un homme de la péninsule avait le cerveau dérangé, on l’envoyait chez lui. Il demeurait près du Poggio-Imperiale, dans une vaste villa où il avait établi sa