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par un attentat. Je ne pense pas ainsi de Lucien, et voilà pourquoi je l’ai écarté, pourquoi je ne le rappellerai jamais[1]. » Après ce préambule, Napoléon déclara à Joseph qu’il avait à choisir entre trois partis : celui de donner sa démission et de se retirer de bonne foi des affaires publiques, de renoncer à tout; celui de continuer à jouir des avantages du rang de prince tout en restant, comme par le passé, en opposition au système du gouvernement; enfin celui de s’unir franchement à l’empereur et d’être son premier sujet. Le premier parti, dit-il, pouvait se soutenir, quoiqu’il ne convînt pas parfaitement à ses vues. Si Joseph l’adoptait, on lui donnerait un million, deux millions au besoin, avec lesquels il pourrait acheter une terre en Italie, et voyager en Allemagne, en Russie. Le second parti, c’est-à-dire celui qu’il avait suivi jusqu’alors, ne pouvait être toléré; il aurait pour résultat infaillible quelque catastrophe. Le troisième était le plus simple, celui qui convenait le mieux aux intérêts de Joseph, celui auquel il devait s’arrêter.


«C’est un assez beau rôle à jouer, dit encore Napoléon, que d’être le second homme de la France, peut-être de l’Europe. Tout se justifie alors par l’importance du résultat, et ce résultat, vous ne le connaissez pas encore tout entier. Je suis appelé à changer la face du monde, je le crois du moins. Quelques idées de fatalité se mêlent peut-être à cette pensée, mais je ne la repousse pas; j’y crois même, et cette confiance me donne des moyens de succès. Tenez-vous donc au système monarchique héréditaire, où tant d’avantages vous sont promis. Regardez-vous comme un successeur nécessaire, et tout ce que vous ferez pour moi, c’est l’autoriser pour vous dans l’avenir. Ce système, vous le savez, n’était pas le mien : je préférais le système impérial électif. Là, rien ne gênait mes pensées : je ne voyais jamais autour de moi de successeur à qui l’on pût s’attacher; je ne voyais pas se former des espérances ou des craintes indépendantes de moi ; j’étais le maître du présent et de l’avenir, puisque cet avenir dépendait d’un choix que j’avais à faire. Mais enfin nous y sommes, et bien que votre conduite, votre opposition m’aient fait faire contre les idées ordinairement admises dans une monarchie héréditaire beaucoup de choses que je n’aurais pas faites,... nous pouvons y rester, et j’y trouve assez d’avantages pour m’y tenir. Mais soyez alors ce qu’il vous convient d’être dans une monarchie, faites mes volontés, suivez les mêmes idées que moi; ne flattez pas les patriotes quand je les repousse; n’éloignez pas les nobles quand je les appelle; formez votre maison d’après les principes qui m’ont dirigé;... soyez prince enfin, et ne vous effrayez pas des conséquences de ce titre. Quand vous me succéderez, vous reviendrez, si vous voulez, à vos idées favorites... À ces conditions, nous vivrons bien ensemble, et je veux bien vous dire encore que le troisième parti est celui que je désire que vous adoptiez, quoiqu’à la rigueur je puisse m’accommoder du premier ; mais je ne vous laisserai pas suivre le second. Vous m’avez entendu. »

  1. Mémoires du comte Miot, tome II, page 238. — Plus tard cependant Napoléon lui fit faire des offres de rapprochement.