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la lui fit entrevoir. M. Miot disait à M. de Talleyrand que si l’on ne voulait pas s’exposer aux chances d’un débat dans le tribunat et à la possibilité du rejet de la loi par le corps législatif, il n’y avait aucun moyen de sortir du défilé, puisqu’un avis du conseil d’état ne pouvait tenir lieu d’un vote législatif.


«Vous avez raison (lui répondit l’astucieux diplomate); mais est-ce qu’il n’y a que ces deux corps? A quoi bon avoir un sénat, si l’on ne s’en sert pas? » Je vis dans l’instant (ajoute M. Miot) la portée de cette insinuation, et je compris aussi d’où elle partait. En transportant une portion de l’autorité législative hors des autorités ordinaires, en réservant au sénat le droit de prononcer par des actes particuliers dans les questions extraordinaires et de salut public, le gouvernement, au lieu d’un corps inerte et sans action, créait un corps dont l’autorité, supérieure à toutes les autres, dominait tout le système constitutionnel, et qui, sous prétexte d’en assurer la conservation, devenait le maître de le modifier au gré du gouvernement, car celui-ci, en donnant au sénat le droit de faire des lois, ne s’en réservait pas moins l’initiative. Les délibérations de ce corps étaient secrètes; il était peu nombreux et à vie; il suffisait de l’avoir gagné une fois pour l’avoir toujours dans la main, et les moyens de séduction ne manquaient pas. On créait des commanderies sous le nom de sénatoreries, on assurait des dotations, et l’on mettait l’hérédité en perspective. Le sénat, nul jusqu’à ce moment, devenait le premier pouvoir de l’état... C’est donc à cette époque qu’il faut faire remonter l’origine de ce pouvoir singulier qui donna une existence légale aux changemens dont nous fûmes témoins dans la suite, et transforma sans convulsions, sans mouvement révolutionnaire et par des gradations insensibles, une république démocratique en monarchie absolue... »


Les esprits ainsi préparés, le conseil d’état, réuni en assemblée extraordinaire, décida, à l’unanimité, moins trois voix, celles de Truguet, de Lacuée et de Defermon, qu’on ne demanderait pas de loi. Après de longues délibérations, après beaucoup d’allées et venues, on s’arrêta à l’idée de faire voter par le sénat, à titre de mesure de salut public, la déportation d’un certain nombre d’individus signalés pour leurs actes et leurs principes révolutionnaires. Le sénat accepta avec sa complaisance ordinaire le rôle qu’on lui assignait ainsi. Dans le conseil d’état même, cette mesure, bien qu’adoptée en définitive à la presque unanimité, avait rencontré plus de résistance. Ce qui avait augmenté au dernier moment les scrupules d’un certain nombre de conseillers, c’est le bruit qui commençait à se répandre qu’on avait découvert les auteurs de la machine infernale, et qu’ils appartenaient, non pas au parti jacobin, mais au parti royaliste. Le fait était vrai, il ne devait pas tarder à devenir public; mais le gouvernement s’abstint d’en informer à l’avance le conseil d’état. Le rapport, les documens que Fouché lui présenta à l’appui du projet étaient même conçus de manière à faire croire à ceux qui les entendaient ou les lisaient, sans en peser tous