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II.

J’ai cru devoir raconter avec quelque détail ces péripéties d’une existence purement administrative à l’époque la plus orageuse de la révolution. Les histoires générales, nécessairement restreintes au tableau des grandes luttes de la tribune, de la place publique, des champs de bataille et de la diplomatie, ne nous disent pas, ne nous mettent pas en mesure de comprendre ce qui se passait alors dans les relations ordinaires de la vie ou dans l’exercice de ces fonctions modestes et paisibles dont la stabilité est en quelque sorte la règle et la condition. On vient de voir quel était le sort des employés supérieurs des bureaux, et au milieu de quelles angoisses les plus heureux pouvaient conserver des positions qui étaient l’unique fortune de la plupart d’entre eux, qu’aucun n’aurait pu quitter volontairement sans se rendre suspect, et qui cependant avaient l’inconvénient de compromettre leur sûreté en appelant l’attention sur eux, en les exposant aux délations de ceux qui pouvaient désirer leurs places. Il est cependant à remarquer que, dans ces terribles conjonctures, par la force des choses, par l’effet des nécessités du service et du besoin absolu de ne pas rompre entièrement le fil de certaines traditions, la carrière des bureaux était, de toutes les professions civiles, la seule où quelques hommes de l’ancien régime pussent encore trouver un asile en se dissimulant autant que possible, en s’amoindrissant, en se taisant, comme M. Miot et ses collègues à la table de Deforgues. On comprend que ceux qui avaient pu supporter ainsi le contact des monstres de la terreur aient trouvé plus tard parfaitement simple de rester en place sous tous les gouvernemens qui ont jugé à propos de se servir d’eux. Les différences qui existaient entre ces gouvernemens, tous préférables au régime de 1793, devaient leur paraître insignifiantes. Peut-être est-ce là qu’il faut remonter pour trouver l’explication de cette facilité des mœurs administratives, si disposées à subir, non pas sans déplaisir, mais sans résistance, tous les pouvoirs successifs imposés par les chances des révolutions. On s’en indigne naturellement lorsqu’on appartient au parti qui vient de succomber; on veut y voir une trahison. Avec plus de calme et de réflexion, on comprendrait, si je ne me trompe, que cette facilité, regrettable sans doute à certains égards, est une des nécessités des temps de bouleversemens, qu’elle a pour conséquence d’amoindrir les souffrances inhérentes à ces collisions, et que sans elle les révolutions, privées de tout modérateur, amèneraient une sorte de dissolution universelle. Je me hâte d’expliquer ma pensée pour qu’on ne lui donne pas une portée qui la fausserait. En thèse générale, il est bon, il est utile, selon moi, que